« Mid-afternoon barks » de Zhang Yuedong : entre Borges et David Lynch…

Publié le par brigitteduzan

Festival Shadows, vendredi 17 octobre.

 

Voilà l’un des films les plus originaux que le cinéma chinois nous a donné à voir ces dernières années ; à la fois onirique et aussi savamment construit que déconstruit, c’est un film fascinant qui nous arrive avec déjà une aura prestigieuse : après une première remarquée au 32ème festival de Hong Kong au printemps 2007, en octobre de la même année, il a reçu le « Dragons & Tigers Award for young cinema » au 26ème festival de Vancouver, ex-aequo avec « Fujian blue » de Robin Weng (voir l’article du 15 mars dernier sur ce même blog) ; après quoi il a été présent dans bon nombre de festivals internationaux.

 

Son titre, déjà, est une énigme. Un titre chinois a souvent un sens profond qui éclaire et annonce le contenu d’une œuvre. Or « Mid-afternoon barks » (traduction littérale du titre chinois下午狗叫: des aboiements dans l’après-midi) tient du non-sens : le réalisateur a expliqué que les aboiements sont ceux que l’on entend à un moment dans la bande-son, et l’après-midi était l’heure à laquelle l’équipe du tournage se réveillait souvent. Mais le fait même que le titre n’ait aucun sens a priori est, justement, significatif en soi : il porte dès l’abord une part de mystère, celui qui entoure le film, sorte de conte surréaliste à la Borges dont Zhang Yuedong se dit d’ailleurs un admirateur.

 

« Mid-afternoon barks » se présente comme un triptyque, la partie centrale étant sur fond urbain, les deux volets latéraux dans un cadre campagnard. Zhang Yuedong a été étudiant en peinture (1), c’est une construction typique d’un peintre. Un peintre qui, comme le veut l’usage, a donné un titre à chacun de ses tableaux : 《村子和陌生人》(le village et l’inconnu – ou les inconnus), 《城市、木头、修理工》(la ville, le morceau de bois, les réparateurs), 《西瓜与农夫》(les pastèques et le paysan). Des titres ambigus à souhait, construits eux aussi en triptyque, le premier et le second binaires, le titre central ternaire. Le sens est à nouveau marginal, ou du moins il faudrait toute une analyse plan par plan pour le reconstruire : tout n’est finalement ici que jeu de l’esprit.

 

Mais l’histoire, me direz-vous ? On pourrait dire que c’est l’histoire d’un type qui garde des moutons ; un jour, il en a marre et décide d’aller faire un tour en ville. Là-bas, il est un peu paumé, il rencontre un pêcheur à la ligne, des ouvriers qui réparent des lignes électriques, il perd son chemin, revient chez lui et, tellement frappé par son périple, rêve qu’il voit des poteaux électriques partout. C’est une façon de voir les choses, on pourrait le raconter de mille manières différentes, il suffit de faire un petit tour sur internet pour en trouver autant qu’on en veut. Car Zhang Yuedong s’est appliqué à brouiller les pistes : il a brillamment déconstruit une histoire que l’on ne perçoit que par bribes, apparemment sans grand rapport les unes avec les autres, comme lorsqu’on se réveille et que l’on essaie de se souvenir d’un rêve que l’on vient de faire sans parvenir à en saisir le sens.

 

Tout est  fait pour accentuer cette impression : les dialogues loufoques, mais qui ne le sont que parce qu’ils sont hors contexte ; les couleurs, en particulier celles des scènes nocturnes avec leur côté fantasmatique, voire expressionniste, un peu comme du Murnau en couleur ; sans oublier la musique, de Xiao He (2), primée au festival de Hong Kong, avec voix et instruments subtilement travaillés pour donner un sentiment d’irréalité. Les courts plans-séquences utilisés, surtout, viennent renforcer le fractionnement du récit. On pense commencer à comprendre, et brusquement la séquence s’arrête, on passe à une autre, qui n’a rien à voir ; par moment, on pense avoir trouvé un lien, tel ce morceau de bois jeté à l’eau dans une séquence et qui dérive au fil du courant dans une autre : l’un des personnages qui sont là au bord de l’eau, sans but évident, essaie de l’attraper, il y arrive presque, mais retentit alors comme un coup de fusil et il abandonne sa tentative. Nous sommes exactement dans la même situation, à essayer de saisir un sens qui nous échappe continuellement.

 

C’est un jeu qui peut en lasser beaucoup ; le film ne peut certainement pas rivaliser avec Warlords pour les chiffres du box office (mais il n’a coûté que 200 000 yuan, c’est plus facile à amortir). C’est cependant une œuvre extrêmement subtile qui mérite bien la reconnaissance acquise. Comme chez David Lynch, les événements relatés ne sont pas liés, ou s’ils le sont, c’est souvent trompeur, voire ironique ; tout est fait avant tout pour créer une atmosphère, un environnement onirique incompréhensible qui déroute et rend perplexe. Mais, au-delà de cet aspect, le plus intéressant est sans doute ailleurs : il y a là une tentative originale de rendre l’absurdité du monde actuel, de traduire le non-sens que représente notre civilisation urbanisée aux yeux d’un campagnard, et aux nôtres si l’on y réfléchit un tant soit peu. Et ce jeu subtil sur le réel et son ombre nous ramène finalement au plus profond de la philosophie chinoise : à Zhuangzi…

 

 

(1) Zhang Yuedong (张跃东) est né en 1975 dans un village du Shandong ; ses parents travaillaient dans une aciérie et il en a fait en 2004 le sujet de son premier long métrage documentaire : « Steel Factory ». Il a d’abord fait des études de peinture, à l’école des beaux-arts du Shandong, avant d’entrer à l’Académie du cinéma de Beijing pour y étudier la mise en scène, de 1999 à 2002. Il a travaillé pour la télévision, écrit pour le théâtre et réalisé des films publicitaires. Egalement acteur : il a joué en particulier dans la comédie, légèrement déjantée elle aussi, de Li Hongqi « So much rice »(《好多大米》)et il interprète le rôle central du berger dans « Mid-afternoon barks » qui est son premier long métrage de fiction.

 

(2) Xiao He (小河)est lui aussi né en 1975, à Handan dans la province du  He bei.. Il est arrivé à Beijing en 1995,  et y a fondé quatre ans plus tard le groupe « Pharmacy » (美好药店乐队), nom qui me semble parfaitement adapté à un groupe de musiciens si l’on se rapporte au rôle réservé par le confucianisme à la musique dans la société. D’ailleurs il a déclaré : « je suis persuadé que la musique n’est pas un art égoïste ; je fais de la musique pour que, ensemble nous soyons heureux… ».

Au cinéma, il a déjà signé les bandes-sons de deux autres films : le superbe “Luxury car” 江城夏日, de Wang Chao (王超)sorti en 2006, et la comédie “The Case” 《箱子》, de l’ex-actrice Wang Fen (王分), sortie en 2007. Egalement acteur, il interprète le rôle du vendeur de pastèques dans « Mid-afternoon barks ».



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