« I wish I knew » (suite) : un exemple des silences de Jia Zhangke

Publié le par brigitteduzan

Il y a à Shanghai, au sous-sol de la tour Perle de l’Orient (东方明珠塔), un hall d’exposition sur l’histoire de la ville (上海城市历史发展陈列馆), attraction touristique populaire, créée en coopération avec le Musée d’Histoire de Shanghai, qui montre sous forme de dioramas ce qu’était la vie quotidienne dans la ville pendant la période 1912-1949 (1).

 

Il se trouve que, loin des vignettes dorées de la Shanghai glamour des années 1920-1930 qui constitue la quasi-totalité de l’exposition, l’un des dioramas représente une rue de bidonvilles faméliques, sans aucune explication. Il faut chercher un peu pour trouver ce dont il est question, mais le résultat s’avère être un exemple de l’un des aspects peu connus de l’histoire de la ville et de sa « légende » que Jia Zhangke a éludés dans « I wish I knew » (海上传), comme l’a si bien remarqué Kuo K.L. (梁均国) dans sa critique du film dont il était question dans l’article précédent (2).

 

Le quartier de Fangua lane en 1949 et après

 

Les taudis du diorama sont ceux du plus grand bidonville que recélait Shanghai au moment de l’avènement du régime communiste : celui de Fangua Lane (3), au nord de Suzhou Creek, dans le district de Zhabei (上海闸北区蕃瓜弄小区).

 

Prise entre les lignes chinoises et japonaises, soumise à leurs feux croisés, la zone fut incendiée et totalement détruite pendant la guerre. Après celle-ci, des réfugiés fuyant la guerre civile s’ajoutèrent aux sinistrés. En 1949, au moment de l’avènement du régime communiste, Fangua Lane abritait 3 800 taudis couverts de chaume et tentes de fortune.

 

Le nouveau régime lança un programme de réhabilitation pour donner du travail à la population et assainir le quartier auquel fut conféré le label « expérimental ». Le district fut ensuite reconstruit dans les années 1960 : on y bâtit 31 immeubles de cinq étages qui existent encore aujourd’hui et apparaissent comme des survivances des constructions tristounettes de l’ère maoïste (4).

 

Mais, en ce temps-là, c’était le nec plus ultra, et glorifié comme tel par le gouvernement et la municipalité. On appela le quartier rénové « Le nouveau village de Fangua Lane » (蕃瓜弄新村). Pour bien souligner l’importance des nouveaux bâtiments comme image des promesses de la Chine nouvelle, le Comité du Peuple de Zhabei et la Commission municipale des Trésors culturels de la ville désignèrent 18 des anciens taudis pour qu’ils soient préservés et servent de mémoire des conditions de vie à Shanghai avant 1949, et des bienfaits de la Révolution.

 

Une histoire exemplaire transformée en « légende »

 

Les nouveaux bâtiments une fois terminés, en 1965, devinrent un musée de la « nouvelle société » après la « Libération », tandis que les taudis préservés devenaient, eux, une « vitrine » (“窗口”) grandeur nature des horreurs de la « vieille société ». Fangua Lane devint un but d’excursion culturelle, pour groupes d’écoliers et de visiteurs étrangers. Les visiteurs étaient conduits du fragment de bidonville muséifié où d’anciens résidents contaient leur vie « avant », aux familles relogées dans les bâtiments du futur.

 

En 1977, le comité révolutionnaire de Shanghai désigna le site comme « unité patrimoniale sauvegardée » (文物保护单位) et l’inauguration eut lieu solennellement  le 7 décembre. Fangua Lane fut présentée comme un endroit où pouvoir comparer l’ancien et le nouveau (新旧对比) et apprécier le contraste entre la douleur du passé et les joies du présent (忆苦思甜教育).

 

Cette histoire exemplaire fut largement diffusée dans la presse, avec photos et poèmes sur la vie dans les nouveaux immeubles. Les habitants de Fangua Lane devinrent les emblèmes des masses laborieuses opprimées qui s’étaient affranchies (翻身).

 

Pour en revenir à Jia Zhangke

 

On voit bien ce que l’auteur de la critique du film de Jia Zhangke, Kuo K.L.,  voulait dire lorsqu’il écrit que Jia Zhangke a éludé la question des dix ans qui ont suivi l’avènement du régime communiste, et que c’est sur cette période qu’il faudrait justement mettre l’accent. L’histoire de Fangua Lane est un exemple parmi d’autres. Cela fait aussi partie de la « légende de Shanghai » (haishang chuanqi 海上传) que le titre du film laissait attendre.

 

Notes

(1) Sur le hall, l’exposition et les dioramas : http://www.cchmi.com/tabid/775/default.aspx

Il se trouve que Denise Ho, professeur auxiliaire d’histoire à l’université du Kentucky et spécialiste de l’histoire de Shanghai vue à travers ses musées, vient de faire une série de conférences sur le sujet et d’y consacrer un article publié le 24 mai dernier sur le site China Beat :

http://www.thechinabeat.org/?p=3453

(2) Voir l’article du 29 mai dernier.

(3) Pour la petite histoire, le nom de Fangua lane vient d’une sorte de gros concombre qui était cultivé là : 蕃瓜 fānguā.

Situation dans Shanghai : http://www.aibang.com/youbian/a-%E4%B8%8A%E6%B5%B7%E9%97%B8%E5%8C%97%E5%8C%BA%E8%95%83%E7%93%9C%E5%BC%84%E5%B0%8F%E5%8C%BA

(4) Le quartier aujourd’hui :

http://www.ddmap.com/mstmap50007/in_showattach.jsp?g_poiId=391248&g_mapid=21&pname=%DE%AC%B9%CF%C5%AA&mid=153198"

 



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