Wang Chao : un parcours de maître en quatre nouvelles et trois films

Publié le par brigitteduzan

A la veille de l’avant-première du dernier film de Wang Chao, ce dimanche au festival Paris Cinéma, il n’est pas inintéressant de faire le point sur un réalisateur peu prolixe, mais dont toutes les œuvres sont à voir et revoir, à commencer par « L’orphelin d’Anyang ».

 

Wang Chao (王超), c’est d’abord un écrivain, par nécessité en quelque sorte, passé à la réalisation par choix et goût personnel.

 

De la littérature au cinéma

 

Wang Chao est né en 1964 à Nankin, de parents ouvriers. Après la fin de la Révolution culturelle et la mort de Mao, il travaille pendant plusieurs années en usine, tout en suivant des cours du soir de journalisme et, passionné par l'écriture, écrit à ses heures de loisir.

 

En 1991, il entre à l’Institut du cinéma de Pékin et écrit parallèlement des critiques de cinéma dans des revues spécialisées. En 1994, il sort diplômé et travaille quelque temps dans la publicité ; puis sa critique de « La Terre jaune » lui vaut de devenir l’assistant de Chen Kaige entre 1995 et 1998, sur le tournage de « Adieu ma concubine » et « L'Empereur et l'Assassin ».

 

C’est une expérience pratique qui lui met le pied à l’étrier. « Je travaillais au sein d'une équipe dirigée par Chen Kaige, a-t-il expliqué. En travaillant dans son entourage, j'ai commencé à apprendre les réalités du métier de réalisateur. » Jusque là, il avait été romancier et critique : un intellectuel de la plume qui bataillait pour joindre les deux bouts. Le travail avec Chen Kaige lui a assuré le couvert pendant trois ans, mais lui a en plus enseigné le travail concret du réalisateur, les contraintes et les pressions quotidiennes du métier.

 

Il restait cependant avant tout écrivain, une raison étant qu’il n’avait pas les moyens de se lancer dans la réalisation ; l’écriture fut son premier moyen d’expression. De 1996 à 2000, il publie quatre nouvelles, gardant toujours en tête la possibilité de les adapter un jour au cinéma. Elles ont toutes été traduites en français :

1997 《南方》       « Homme du sud, femme du nord » (Bleu de Chine, coll. Chine en poche, 2005)

1998  《去了西藏》        « Tibet sans retour » (Bleu de Chine, coll. Chine en poche, 2003)

1999 《天堂有爱》   « Au paradis, l’amour » (Bleu de Chine, coll. Chine en poche, 2004)

2000  《安阳婴儿》      « L’orphelin d’Anyang » (Bleu de Chine, 2002)

 

C’est ce dernier ouvrage qu’il peut enfin adapter en scénario et qui devient sa première œuvre cinématographique. Il l’a dit lui-même : « Je suis venu au cinéma par la littérature. .. Jeune, j'aimais autant la littérature que le cinéma… Je n'avais pas d'argent pour faire des films, mais j'avais beaucoup de temps pour penser et créer des histoires ; l'écriture romanesque me semblait le moyen le plus naturel de créer quelque chose. Le grand avantage, c'est que la littérature donne le temps de développer l'histoire et les personnages… »

 

Entre 2001 et 2006, il réalise ce que l’on peut considérer comme une trilogie : « Ces trois films traduisent mes réflexions sur la Chine contemporaine, sa réalité, son histoire, ce sont trois allégories…» a-t-il dit.

2001 《安阳婴儿》Anyáng yīngér         L'Orphelin d'Anyang

2004 《日日夜夜》Rìrì yèyè                 Jour et nuit

2006 《江城夏日》Jiāngchéng xiàrì     Voiture de luxe

 

« L’orphelin d’Anyang » : la réalité transfigurée

 

Wang Chao a déclaré que, pour lui, le cinéma était un moyen « d'approcher et de retransmettre la réalité » ; il considérait la caméra comme « probablement » le meilleur instrument pour l’observer. Mais « L’orphelin d’Anyang » fut un choc : on n’avait jamais filmé la réalité de cette manière.

 

Le film est une sorte de conte moderne construit autour d’un bébé emblématique qui est à la fois le lien entre les personnages et la clef de voûte de l’histoire. Les premières séquences nous montrent un homme d’une quarantaine d’années, Yu Dagang, errant au milieu d’une usine déserte qui rappelle celles d’ « A l’ouest des rails » de Wang Bing, mais avec une atmosphère délétère digne du « Désert rouge » d’Antonioni. Alors qu’il vient de se faire licencier, il fait du porte à porte pour tenter de vendre les tickets restaurant qui lui restent pour se faire un peu d’argent (1)

 

On le retrouve quelques temps plus tard, ce Yu Dagang, en train de manger des nouilles dans un petit estaminet où il hérite d’un bébé que sa mère vient d’abandonner là et qui va assurer ses fins de mois : un petite note épinglée sur ses vêtements promet 200 yuan mensuels à qui voudra bien s’en occuper. Yu Dagang saute sur l’occasion et téléphone au numéro indiqué. La personne qui se présente comme la mère du bébé est en fait une jeune prostituée, Feng Yanli. Marché conclu, Yu rentre chez lui avec le bébé. Peu à peu, les deux marginaux se rapprochent autour du marmot, et finissent par former une sorte de couple informel, bientôt rattrapé par les antécédents de Feng Yanli : un gangster atteint de leucémie qui veut récupérer le bébé pour en faire son héritier, et que Yu Dagang tue, presque par hasard… Alors qu’il est condamné et que Feng Yanli se trouve prise dans une rafle de police, le film se termine sur une coda inattendue et ambiguë.

 

L’histoire est originale, avec ce trio familial totalement atypique, mais le style l’est bien plus. La caméra filme des instants de vie, des fragments d’existence qui semblent pris sur le vif, et traduits en plan-séquences fixes souvent très longs, donnant l’impression d’un temps presque figé, chaque seconde semblable à la précédente, indéfiniment. La caméra est plongée dans la réalité qu’elle filme comme dans la clandestinité, souvent de l’autre côté de la rue, avec le flot de voitures entre elle et les personnages, et dans la cacophonie urbaine habituelle comme bruit de fond. Les prises de son réel contribuent à l’impression de réalité brute.

 

Bien sûr, les conditions du tournage ont influé sur ce style : le film a été tourné sans autorisation préalable des autorités de censure pour préserver une totale liberté de manœuvre, et ce en l’espace de vingt-huit jours. Les couleurs, légèrement ternes, autant que le son, sont marqués par ces conditions de tournage, mais le style très novateur résulte en fait d’une volonté déterminée du réalisateur, qu’il explique en particulier dans l’interview donnée en complément du film dans la version DVD. On a l’impression de vies captées à leur insu, dans le brouhaha qui est celui de toute ville chinoise, avec plein d’événements hors champ, parce que c’est comme ça dans la vie. Certaines scènes ont même été improvisées.

 

Cette impression de réalisme très travaillé, où chaque plan a sa structure propre, est renforcée par le choix des acteurs, non-professionnels et sélectionnés sur place, à Anyang, que ce soit Sun Guilin (孙桂林)qui interprète le rôle de Yu Dagang, ou Zhu Jie (祝捷), qui joue celui de Boss Si-De (黑帮老大), le gangster leucémique. Seule Yue Senyi (岳森谊), la jeune prostituée, a été recrutée à Pékin. Même les gangsters de l’entourage de Si-De sont de vrais mafieux locaux ; Wang a dit qu’il n’aurait jamais pu trouver des acteurs capables de se déplacer en bandes comme le font les vrais criminels. Sauf peut-être chez Johnnie To.

 

Malgré tout, dans cette réalité semble-t-il sans apprêt, le film est très construit et regorge de symboles plus ou moins cachés : outre le bébé, qui est comme l’emblème d’un futur incertain, celui des personnages comme celui de la Chine elle-même, il y a, par exemple, ce filament à peine incandescent de l’ampoule au plafond que les deux personnages contemplent à deux reprises, allongés, symbole ténu d’un lointain espoir qui palpite encore mais menace de s’éteindre d’un moment à l’autre. Le style est néo-réaliste, mais le symbolisme cher aux cinéastes de la cinquième génération n’a pas disparu, il a simplement été adapté.

 

C’est un film d’une richesse inépuisable, un ovni cinématographique qu’on ne se lasse pas de regarder. Les deux films suivants ont confirmé le talent d’un réalisateur qui a su évoluer, sans se cantonner dans un style qui lui avait valu ses premiers succès.

 

Réflexions sur la Chine moderne en forme de chroniques sociales

 

« Jour et Nuit » est certainement le moins connu de la trilogie de Wang Chao. Nous somme ici au bord du fleuve Jaune, dans une région minière en déclin, et qui plus est en hiver. Un mineur continue de travailler avec son apprenti dans le seul puits encore en activité ; sa femme gagne un peu d’argent en allant, avec leur fils attardé mental, vendre des légumes en ville. La nuit, l’apprenti tente de satisfaire les désirs insatisfaits de l’épouse. Un jour, un coup de grisou tue le maître ; l’apprenti rescapé, rongé par la culpabilité, délaisse la femme et tente de se racheter…

 

Cela ressemble à une chronique sociale sur les problèmes nés de la reconversion des vieilles mines en Chine, sur la paupérisation des mineurs et les dangers d’exploitations sans normes de sécurité. Là encore, cependant, Wang Chao va au-delà des apparences : le film est en fait une réflexion très chinoise, et plutôt taoïste, sur la faute et les difficultés, sinon l’impossibilité, du rachat. On retrouve comme un écho du style de son premier film : c’est aussi comme un conte philosophique, raconté avec la lenteur des conteurs d’autrefois, et toujours en plans séquences très travaillés. On sent que Wang Chao, là,  avait son temps. Le style s’est affiné, en particulier dans les cadrages, et le film, en plus, est esthétiquement réussi.

 

Il a été primé au 25ème festival des Trois-Continents à Nantes. Mais cela reste une œuvre de transition.

 

« Voiture de luxe » est une autre réflexion, cette fois sur les inégalités nées du boom économique. Le sujet n’est pas neuf, mais il est ici traité de façon originale, avec un scénario remarquable qui a travaillé les caractères des personnages autant que les situations. Et d’abord, Wang Chao a choisi de tourner le film à Wuhan, troisième ville de Chine, parce qu'elle incarne, loin de Pékin et de Shanghai, les contradictions de la Chine profonde : en plein centre de la Chine, Wuhan est un carrefour, une zone charnière qui a vu se mêler diverses influences, une zone de métissage. Le film a été tourné en dialecte local, ce qui renforce le caractère d’authenticité, comme dans « L’orphelin d’Anyang » (2).

 

L’histoire est apparemment simple : un instituteur à la retraite, Li Qiming (李启明), part à Wuhan à la recherche de son fils qui y a disparu ; sa femme est gravement malade et voudrait le revoir avant de mourir. A Wuhan, il est hébergé par sa fille, Yanhong (李艳红), qui est hôtesse dans un bar de karaoké, et le met en relation avec un ancien policier pour l’aider dans ses recherches. A ce trio central se rajoute le « fiancé » de Yanhong que l’ancien policier reconnaît comme un mafieux qu’il a fait emprisonner une dizaine d’années auparavant – et qui possède une Audi, autre personnage central qui symbolise les rêves d’enrichissement des protagonistes, et de la Chine entière. Le père tente de fermer les yeux sur la vie de sa fille. Ils représentent la dualité ville-campagne, l’affrontement présent-passé, mais sans heurt véritable. Le père passe sont temps, dans la voiture, à regarder ailleurs, le regard perdu dans les images lointaines de la ville qui défile…

 

Selon Wang Chao lui-même, l’histoire de « Voiture de luxe » lui a été inspirée par des rencontres réelles. Les réunions de travail de ses précédents films avaient souvent lieu dans des boîtes de nuit. Durant ces réunions, il a rencontré des prostituées et découvert qu’elles étaient « très simples » : elles venaient de la campagne, de petites villes de province, et ne vivaient dans la métropole que depuis peu de temps. Il s’est alors demandé : « Comme elles cachent toutes la vérité à leurs parents, si un jour leur père venait leur rendre visite, comment gèreraient-elles la situation ? »

 

Cela pourrait être un film sombre, c’est plutôt un film plein d’une douceur nostalgique, comme finalement les autres films de Wang Chao. Dans un monde sensé ne plus avoir ni principes ni valeurs, où tout le monde tente de survivre par tous les moyens, il y a toujours, chez lui, un brin de chaleur humaine, de générosité impromptue qui affleure sous les comportements les plus durs. Dans son premier film, le chômeur Yu Dagang risque sa vie pour protéger la prostituée qui le paie pour s’occuper de son bébé ; dans « Jour et Nuit », l’ancien apprenti, une fois devenu à son tour le patron de la mine, met sa nouvelle richesse au service d’une cause qui puisse le racheter : trouver une femme au fils handicapé de son maître disparu. Dans « Voiture de luxe », c’est l’affection entre le père et la fille qui les sauve de la dérive, leur sert de point de repère et de valeur suprême dans un monde de plus en plus difficile à vivre. C’est finalement sur un retour au village que l’on peut lire comme un retour aux sources que le film se conclut, l’enfant à naître pouvant très bien être « L’orphelin d’Anyang », en un superbe mouvement cyclique qui est celui de la vie.

 

Le film a en réalité une genèse très personnelle qui permet de mieux comprendre cette sorte de tendresse presque palpable . Wang Chao a expliqué que, à l’origine, il imaginait un autre film, avec une histoire d’amour qui n’avait rien à voir avec la version finale de « Voiture de luxe ». Mais un jour sa mère est tombée gravement malade, les médecins ont diagnostiqué un cancer. Elle a pu être soignée à temps, mais Wang Chao en a été bouleversé. Au début des années 90, il était parti étudier à Pékin en délaissant totalement sa famille. A l’annonce de la maladie de sa mère, il s’est senti soudain senti très coupable. « Voiture de luxe » est donc un hommage à ses proches. « Si ma mère n’avait pas été malade, dit-il, j’aurais fait un tout autre film. »

 

« Voiture de luxe » a été autorisé par le Bureau du cinéma et est sorti en Chine, en août 2006, contrairement aux deux autres qui ne sont connus des cinéphiles chinois que par des versions piratées. Il a été projeté en première mondiale au festival de Cannes en mai 2006, et a été primé dans la section « Un certain regard ».

 

Après cette trilogie très aboutie, on est impatient de voir ce que Wang Chao nous réserve maintenant…

 

Notes

(1) Voir le début du roman : http://insideadream.free.fr/cinema/orphelin_anyang.txt

(2) Parallèlement, Wang Chao a adapté ses choix techniques au contenu et au style du film. Contrairement à « Jour et Nuit » qui était un film calme, presque contemplatif, mettant en relief le lent passage du jour à la nuit, et celui des saisons, « Voiture de luxe » devait souligner le caractère trépidant de la vie moderne à Wuhan : il a été filmé en numérique, ce qui a donné une lumière et un ton particuliers, entre autres, aux scènes de nuit et à celles dans la voiture. 

 

 



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