Tsai Ming-liang (3) - « Et là-bas quelle heure est-il ? » : hommage aux fantômes du passé
Scénario en deux temps
Li Kang-Sheng/Hsiao Kang vit ici encore avec ses parents dans un appartement de Taipei où la vie semble sécouler au ralenti (1). Il gagne sa vie en vendant des montres de pacotille sur un passage pour piétons, près de la gare. La mort de son père (Miao Tien) fait de sa mère (Lu Yi-Chang, autre nom de lactrice Lu Hsiao-ling) une maniaque persuadée que lesprit de son mari va revenir réincarné sous une forme ou une autre, ce qui lui rend la vie impossible, mais donne des scènes très drôles.
Par ailleurs, Shiang-Chyi/ Chen Shiang-Chyi, jeune femme sapprêtant à partir pour Paris, veut acheter une montre indiquant les deux fuseaux horaires, et finit par convaincre Hsiao Kang de lui vendre la sienne. Hsiao Kang semble désormais habité par lesprit de la jeune femme, comme sa mère par celui de son mari. Il court les rues de Taipei en changeant les heures des pendules pour les mettre à lheure de Paris, et regarde en boucle une cassette piratée des « 400 coups » de Truffaut quil a achetée à un vendeur dans la rue.
Pendant ce temps, Shiang-Chyi est seule à Paris, rencontre Jean-Pierre Léaud dans un cimetière, et fait une rencontre sans lendemain, dune Chinoise parlant français qui laide à déchiffrer un menu dans un restaurant, mais lui fait ensuite des avances, la nuit, dans lappartement où elle la entraînée. Shiang-Chyi se retrouve seule au petit matin, endormie sur un banc des Tuileries ; des gamins lui volent sa valise pour la faire flotter sur le bassin du jardin, vision onirique de la nature illusoire des biens et attachements de ce monde ; elle est alors récupérée par un étranger de passage, qui ressemble à sy méprendre au père de Hsiao Kang
(extrait : http://www.youtube.com/watch?v=G1Q4nYh6WmE&feature=related)
On dirait que Tsai Ming-liang a convoqué dans ce film tous les fantômes qui lui sont chers, acteurs et réalisateurs qui font partie inaliénable de son univers. Le premier, bien sûr, cest Truffaut, accompagné de son double à lécran, Jean-Pierre Léaud, dont les « 400 coups » sont luvre fétiche de Tsai : ils représentent comme un univers parallèle, évidemment métaphorique dans cette uvre scindée, en deux mondes temporels, qui est une méditation sur le temps, et la réincarnation.
On retrouve les principaux personnages des films précédents ; Lu Hsiao-ling aurait changé son nom pour des raisons superstitieuses qui sintègrent parfaitement dans latmosphère du film. On navigue entre deux temps et deux espaces, le monde des morts et celui des vivants, le réel et lillusion, telle la mère persuadée que lesprit de son mari sest bien réincarné, mais dans un autre espace-temps, sans jamais trop savoir où finit lun et où commence lautre, ce qui est évidemment la magie du cinéma.
Le film est structuré en scènes parallèles qui se répondent, dans le style lent et statique cher au réalisateur : un colombarium à Taipei et un cimetière à Paris, un chien tué à Taipei et un steak tartare à Paris Le seul lien entre les deux univers est la montre achetée par Shiang-Chyi, véritable deus ex machina qui semble déclencher les comportements absurdes et les phénomènes visionnaires, traités avec lhumour décalé qui était déjà présent dans les films précédents, et surtout dans « The Hole ». Le tout est construit en cercle, correspondant parfaitement à lidée suggérée dune possible réincarnation et donc de cycle vital, le père, ou lesprit du père, réapparaissant, à la fin, à Paris, et séloignant vers la grande roue installée à lentrée du jardin.(2)
« Et là bas quelle heure est-il » suggère sans jamais révéler clairement, jouant sur lillusion et invitant à une relecture répétée, comme Hsiao Kang regardant Antoine Doinel, pour tenter de dégager un sens qui est finalement laissé à linterprétation de chacun. Le film est une vision onirique et énigmatique, un poème un peu loufoque qui se moque des apparences comme des croyances et se joue de la réalité.
Dans ce film, par lintermédiaire de ses personnages et de ses acteurs, ici Chen Shiang-Chyi autant que Li Kang-Sheng, Tsai Ming-liang communique avec son père, décédé en 1992, et lui rend hommage en se libérant en même temps de son ombre. Cest son uvre la plus intime, et sans doute la plus nécessaire. Tous ses fantômes chers sont présents, mais cest celui du père qui est le plus important, celui dont il sagit de se libérer - le sien, mais aussi, dailleurs celui de Li Kang-Sheng, décédé, lui, à la veille du tournage de « The Hole », en 1997. En ce sens, luvre de Tsai Ming-liang peut apparaître comme une sorte de parcours mystique et « Et là bas quelle heure est-il » comme un épisode permettant de franchir une étape.
The Skywalk Is Gone: conclusion et transition
Tsai Ming-liang a réalisé en 2002 un court métrage dne vingtaine de minutes qui conclut, en quelque sorte, « Et là bas quelle heure est-il ». Shiang-Chyi revient sur les lieux de sa première rencontre avec Hsaio Kang, mais tout a changé, elle ne reconnaît plus lendroit ; la passerelle a disparu, « The skywalk is gone », Hsiao Kang aussi. Elle erre au milieu de la foule en cherchant les lieux inscrits dans sa mémoire, et qui ne correspondent plus à la réalité, le tout filmé dans un superbe jeu de miroirs très hitchcockien, pendant que Hsiao Kang, de son côté, essaie de trouver un nouveau boulot comme figurant dans un film pornographique.
Il sest creusé comme un abîme entre les deux côtés de lavenue, comblé par un passage souterrain qui remplace lancienne passerelle. Mais, comme dans « Et là bas quelle heure est-il », une disparition nest que la promesse dune réincarnation. Le souvenir de la passerelle est là, dans le ciel pur que lon peut maintenant apercevoir à sa place. Le film se termine justement par une longue vision de ce ciel bleu, parcouru de légers nuages blancs qui semblent porteurs de tous les espoirs, et en particulier de tous les films à venir.
Le chant qui accompagne cette scène finale, Nanping Bell , est un mingge (民歌), un genre populaire à Taiwan dans les années 1960, né de lobligation dutiliser le mandarin dans la vie publique, obligation décrétée par le gouvernement taiwanais pour imposer la culture chinoise à la population de lîle et lutter contre linfluence de lAmérique. Le genre est associé au cinéma populaire de lépoque qui relevait du même projet nationaliste. Nanping Bell, avec son côté kitsch et rétro, véhicule donc une nostalgie pour un passé lié à lenfance, et annonce le prochain film de Tsai qui sera à la fois un hommage et un adieu à ce cinéma, comme si Tsai Ming-liang ne pouvait en finir de conjurer les ombres de son passé.
Ce très beau court métrage est rarement projeté en salles, mais on le trouve sur internet :
1 http://www.youtube.com/watch?v=j7wooaJCooo
2 http://www.youtube.com/watch?v=kyLl7xksJW4&feature=related
Notes
(1) Extrait du début : http://www.youtube.com/watch?v=irLjuz7NHFc&feature=related
(2) Tsai Ming-liang a expliqué que cétait alors le seul de ses films qui avait un scénario achevé, ajoutant avec ironie quil avait eu tellement de mal à boucler le financement quil avait eu tout son temps pour finir de lécrire.
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