Tsai Ming-liang (6) - « I dont want to sleep alone » : retour en Malaisie et changement de style
Après la sécheresse de La saveur de la pastèque, leau est revenue, et avec elle une chaleur humaine qui avait disparu du film précédent. Les sentiments sont cependant toujours aussi complexes, aussi ambigus, aussi difficiles à exprimer que dans lunivers habituel de Tsai Ming-liang. Car si leau est revenue, une fumée dense recouvre la ville et suffoque les corps Latmosphère est toujours aussi irrespirable.
Descente dans les bas-fonds de Kuala Lumpur sur les traces dun matelas
Immigré de fraîche date à Kuala Lumpur, Hsiao Kang se fait arnaquer au coin dune rue par un bonimenteur qui vend des numéros gagnants, image satirique des illusions du boom économique et des escrocs qui prospèrent dans son ombre. Ne pouvant payer, il se fait tabasser par le gang qui le laisse pour mort sur le trottoir.
Il est ramassé par une bande de travailleurs immigrés du Bangladesh qui le ramènent, enroulé dans un vieux matelas crasseux trouvé près de poubelles, dans limmeuble miteux où ils vivent, ou plutôt survivent. Nous sommes à la fin des années 1990, en pleine crise économique asiatique ; à Kuala Lumpur, comme ailleurs, les immigrés en sont les premières victimes. Le matelas, lavé à grande eau, entouré dune moustiquaire comme si cela pouvait protéger des miasmes de la ville, devient un abri providentiel pour Hsiao Kang, soigné avec dévotion par lun des immigrés qui le ramène peu à peu à la vie (1).
Hsiao Kang devient alors objet de désir, convoité à la fois par son sauveur, par la propriétaire chinoise de limmeuble, et par la jeune fille qui lui sert de servante, et daide-soignante pour soccuper de son comateux de fils, qui ressemble comme un jumeau à Hsiao Kang et que nous avions vu dans la toute première séquence, dans une scène irréelle où il apparaissait sur un lit immaculé dhôpital, accompagné par la musique immatérielle dune aria de la Flûte enchantée de Mozart (2).
Le décor est ainsi magistralement planté pour une histoire de doubles, de jeux de miroirs et de symboles ambigus, comme un conte des mille et une nuits qui aurait viré au cauchemar. La ville de Kuala Lumpur est envahie par la fumée venue dincendies de forêts de lIndonésie proche (un fait dactualité au moment du tournage du film). Les habitants, transformés en zombies obligés de porter des masques, suffoquent dans ce brouillard jaunâtre qui semble diluer les corps et les sentiments.
Sopposant à latmosphère aseptisée du début, le film se déroule dans un immeuble sordide dont les immigrés occupent des combles qui ressemblent à des trous de rats, et dont une partie, qui na, semble-t-il, pas été finie de construire, est envahie par des eaux mystérieuses qui stagnent en sous-sol, formant un réservoir à la surface faussement limpide, mais dun calme bienvenu, invitant à la méditation. Comme si lon pouvait se ressourcer auprès dune eau même aussi impure et inquiétante, lorsquon fait partie des damnés de la terre.
Une composition virtuose sur le thème de leau, de la fumée et du désir refoulé
Le film est construit autour dun trio improbable : Hsiao Kang, Rawang, celui qui la recueilli et tombe peu à peu amoureux de lui, et la jeune aide-soignante (interprétée par lhabituelle Chen Shiang-chyi) qui lui en dispute les faveurs. La composition en miroir est très subtile, chaque personnage renvoyant à un autre, et chaque image ou presque en appelant une autre, suscitant un sentiment dambiguïté qui empêche toute clarté dinterprétation, comme si le sens était lui aussi noyé dans la fumée ambiante.
Le double le plus évident est celui formé par Hsiao Kang et le comateux, quil observe par une fente du plancher rappelant le trou dans lappartement de « The Hole ». Aux soins mécaniques prodigués par la jeune Chyi soppose cependant lattention pleine dune douce sollicitude de Rawang qui transforme le matelas pourri en domaine de rêve protégé du monde extérieur par ce mince voile tendu au-dessus, comme un décor dopéra.
On saura gré à la censure malaise davoir empêché toute possibilité de scènes sexuelles entre les deux hommes, comme lavait prévu Tsai Ming-liang au départ. Au lieu de cela, la relation se développe sur un mode aussi ambigu que le reste du film, suggérant un désir latent, trahi par le regard, qui reste inassouvi. De même, lorsque Hsiao Kang réussit à entraîner Chyi sur ce même matelas, les deux jeunes sont vite à moitié asphyxiés par la fumée, et ne peuvent aller au bout de leur désir.
Cette tension érotique se dénoue, de manière inattendue, par une crise de larmes muettes qui secoue Rawang lorsquil découvre les deux autres enlacés, endormis sur le matelas. Cest leau également qui dénoue la scène de jalousie de la propriétaire qui représente, elle, comme le double plus âgé, de Chyi, et, semble-t-il, hors possibilité de rédemption, son sort étant réduit à veiller un comateux : partie à la recherche des deux jeunes, elle tombe dans leau du sous-sol qui a envahi le bas de lescalier Leau est à la fois signe de malaise intérieur et élément salvateur. Cela fait plus de quinze ans que Tsai Ming-liang ne cesse de nous le répéter.
Un message despoir comme un rêve éveillé
Ce monde opaque, traversé de brusques fulgurances, souvent simples reflets de néons dans la nuit, est un monde muet mais animé dune musique vibrante, celle de la rue de Kuala Lumpur, de la radio ou des juke box, quand ce nest pas celle chantée par un couple solitaire sur un bord de trottoir désert. Cest une musique vivante, qui rompt la solitude, peuple la nuit et véhicule la chaleur humaine, contrairement à celle de Grace Chang (3) quécoute la propriétaire dans le silence de son appartement, près du lit de son fils inconscient, mais toujours les yeux ouverts. La musique est ici non plus intermède à part et facteur de distanciation, comme dans « The hole » ou « La saveur de la pastèque », mais partie intégrante du film et élément signifiant, au-delà de la parole.
Car ce monde est peut-être obscur, il est plein de couleurs autant que de sons : il nest pas désespéré. Les damnés du sous-développement conservent une fortune, la richesse de leurs relations humaines, et la chaleur de leurs sentiments, même réprimés. Sils sont laissés pour compte dans la vie, ils leur reste lespoir dun avenir solidaire, dont Tsai Ming-liang a trouvé limage onirique la plus belle que lon puisse imaginer pour conclure le film : perdu dans la contemplation des eaux du réservoir, Hsiao Kang sent un papillon se poser sur son épaule, papillon qui nest peut-être que le regard matérialisé de Rawang qui, venu le rejoindre, lobserve sans bouger puis vient saccroupir auprès de lui, dans la même contemplation muette.
La caméra se fixe alors sur la surface de cette eau quils sont en train de contempler, et se maintient ainsi, sans bouger, un long moment qui nen finit pas, comme pour tenter de capter leurs pensées ; en haut de lécran apparaît alors une minuscule forme indistincte, qui plane au-dessus de leau, sans que lon sache ce dont il sagit. Le temps passe, interminable, avec cette petite chose qui peu à peu descend et prend forme : on voit alors apparaître les corps de Chyi et de Rawang, étendus autour de Hsiao Kang sur le matelas qui semble flotter sur une élément bien plus immatériel que leau, la matière même des songes...
Tsai Ming-liang a signé là un poème fantastique qui semble avoir dépassé les obsessions qui étaient jusquici les siennes et promettre un nouveau départ dans sa recherche cinématographique. Il semblait jusquici avoir tenté de résister au formalisme et à lesthétisme auquel ont succombé bien des réalisateurs autour de lui par une radicalisation toujours plus poussée. On le voit avec un plaisir ému opter maintenant pour un onirisme poétique empreint de toutes les promesses.
On en reparlera en novembre, lorsque sortira son dernier film, « Visages », présenté en mai dernier au festival de Cannes.
En attendant, on peut voir et revoir « I dont want to sleep alone » sur internet :
Partie A http://v.youku.com/v_show/id_XMTQyNTUwNjg=.html
Partie B http://v.youku.com/v_show/id_XMTQyNTY5NTI=.html
(1) Le matelas est doublement symbolique de déchéance : dabord parce quil est crasseux, mais aussi parce que cest une allusion à un scandale politique malais. En 1999, le vice-premier ministre Anwar avait été condamné à la prison pour corruption et sodomie ; pendant son procès, un matelas avait été présenté comme pièce à conviction.
Le titre original chinois de « La saveur de la pastèque » est aussi une allusion à cet événement : 《黑眼圈》hēiyǎnquān signifie « les yeux cerclés de noir », ou « les yeux cernés » ; le ministre était en effet apparu les yeux pochés lors de son procès, par suite des violences policières quil avait subies. Tsai Ming-liang en fait une image de la condition misérable de son sous-prolétariat dimmigrés, victimes de la société et de léconomie modernes .
(2) Le film a été financé dans le cadre du projet « New Crowned Hope », lancé par la ville de Vienne pour le 250ème anniversaire de la naissance de Mozart. La référence à Mozart ne sarrête pas là : la propriétaire de limmeuble est illustrée, comme un leitmotiv wagnérien, par lair de la Reine de la Nuit, également de la Flûte enchantée, comme pour souligner le caractère non point tant maléfique que terriblement pathétique dun personnage qui utilise les charmes de la jeune Chyi pour tenter de réveiller son fils de son coma.
(3) Grace Chang est une figure symbolique récurrente dans luvre de Tsai Ming-liang, voir larticle précédent, note 3.