“Trouble Makers” de Cao Baoping : un film sur « l’anarchie dans les campagnes » qui a passé la censure…

Publié le par brigitteduzan

Cao Baoping n’est sans doute pas le réalisateur chinois le plus connu, ni en Chine ni ailleurs (1). Et pourtant, il vient de remporter le prix du meilleur jeune réalisateur au festival de San Sebastian, en septembre dernier, pour son second long métrage : « The equation of love and death » (李米的猜想).

 

 C’est un film brillant, au rythme soutenu, sorti en août dernier en Chine ; il est construit autour de la personne de Li Mi (jouée par Zhou Xun auquel le film doit d’être la réussite qu’il est), et de la découverte d’un trafic de drogue dans lequel sont impliqués divers personnages en apparence sans liens entre eux, mais seulement en apparence… Les images sont superbes, signées du directeur artistique qui a travaillé sur celles du film de Zhang Yimou « Curse of the golden flower ». Les acteurs, outre Zhou Xun, sont tous excellents, et populaires en Chine (2). Si l’on ajoute que la musique est signée du rocker Dou Wei 窦唯, on conçoit que Cao Baoping avait mis beaucoup d’atouts de son côté pour assurer le succès du film.

 

Et pourtant, son premier film, qui n’en cumulait pas autant, me semble plus intéressant à bien des égards. Sorti en 2006, sur un scénario adapté d’une nouvelle de Que Diwei (3), il est intitulé en chinois 《光荣的愤怒》, c’est-à-dire « la colère de Guang Rong » (traduit en anglais « Trouble Makers »), mais le titre de la nouvelle est plus explicite : 《乡村行动》ou opération au village.

 

Comme le décrivait à sa sortie Brice Pedroletti, dans un article du Monde : «  Passé en catimini au festival de Shanghai, mais récompensé du Prix spécial du jury, « Trouble Makers » (Fauteurs de troubles)… s'attaque à un sujet tabou en Chine : l'anarchie dans les campagnes…. ». Effectivement, le village perdu du « Puits noir » où se passe le film est sous la coupe de quatre frères qui usent et abusent de leur pouvoir aux dépens des paysans impuissants : les frères Xiong (). L’aîné est chef du village, le second est son trésorier, ce qui permet de tourner les lois et d’empocher les taxes sans problème, le troisième dirige l’usine locale (qui fabrique des produits de contrefaçon) et le quatrième est l’homme de main à qui sont confiés les mauvais coups à réaliser, et qui en profite au passage pour enlever des femmes et abuser d’elles. Les villageois les ont surnommés « la bande des quatre » (“四人帮”), comme les acolytes de la femme de Mao pendant la Révolution culturelle.

 

Arrive alors une sorte de samouraï qui, choqué par les abus perpétrés par les quatre frères, décide de les mettre au pas, et fédère pour cela autour de lui un certain nombre de villageois qui ont eu à souffrir des méfaits de la « bande », y compris un personnage assez loufoque, expert en kung fu. Ensemble, ils conçoivent un plan pour les « coffrer » : “抓熊”, c’est-à-dire « capturer les Xiong » (avec un jeu de mots sur Xiong, qui signifie aussi « ours »). Inutile de dire que rien ne sera simple, et que l’action subira plus d’un tour et détour.

 

Ce qui est intéressant, c’est que le samouraï en question est le .. nouveau chef de la branche locale du Parti : 叶光荣 ou Ye Guangrong, d’où le titre. On a donc là une vision élogieuse du rôle joué par le Parti comme défenseur des opprimés dans les campagnes, qui tranche avec les nouvelles d’émeutes villageoises suscitées par les injustices et les expropriations dont sont victimes les paysans chinois, ou avec les documentaires du genre de celui d’Ai Xiaoming projeté récemment au festival Shadows (voir l’article du 12 octobre dernier sur « Taishicun » ).

 

En outre, le personnage de Ye Guangrong est interprété par Wu Gang (吴刚)qui lui apporte son aura personnelle : c’est en effet un acteur maintenant populaire, qui a joué le rôle de Niu Bao, le peintre itinérant qui vient semer le trouble dans le cœur de Ning Jing, dans « Red firecracker, Green firecracker » de He Ping - ou de He Dashang, l’aubergiste qui trouve une valise contenant un cadavre dans « Xiangzi » (la valise) de Wang Fen ; on le compare souvent à Gary Cooper, cowboy romantique, mais redresseur de torts à son heure dans un Far West soumis à la loi du plus fort.

 

« Trouble Makers » a pourtant attendu plusieurs années avant d’obtenir le visa de la censure chinoise. D’abord, le gouvernement chinois considère toujours avec suspicion toute tentative de porter à l’écran les désordres bien connus du monde rural, craignant un effet « boîte de Pandore ». En outre, c’est un film d’hommes - les femmes sont à l’arrière-plan, essentiellement dans le rôle de victimes - des hommes brutaux qui manient un langage corsé d’injures et d’obscénités, de manière assez inhabituelle pour un film chinois, il faut le dire. C’est une vulgarité à la Rabelais, pleine de bonne humeur, de joie de vivre et d’humour, même si le fond du tableau est sombre, comme le puits d’où le village tire son nom. Mais ce côté rabelaisien a dû déplaire à la censure.

Le fait que le film soit finalement sorti en Chine témoigne de l’évolution, lente mais certaine, des esprits, qui va vers un assouplissement du système. C’est aussi un reflet de l’évolution de la politique gouvernementale envers le monde rural : le film correspond à la nouvelle sollicitude envers les paysans, afin d’éviter la multiplication des troubles. Le changement du titre est significatif : l’accent est mis sur la saine colère du nouveau chef local du Parti. Evidemment, le rôle de sauveur providentiel qui lui est confié était un atout de taille, mais les censeurs ont accepté le reste avec : la peinture au vitriol d’une société pourrie à la base par les abus commis par les autorités locales, chefs de village et autres.

 

Voilà le genre de film qu’on aimerait voir diffuser sur nos écrans à la faveur d’un festival ou un autre…

En attendant, on peut se consoler avec quelques images :

http://www.mdbchina.cn/movies/52968/photogallery/27_01_29_27_63137_45727_0_7.html

 

 

(1) Cao Baoping (曹保平)est sorti diplômé de l’Institut du cinéma de Beijing en 1989. Pendant près de vingt ans, il a écrit et dirigé des films pour la télévision, dont, en 2001, la série en 22 épisodes « Absolute feelings » (堆积情感), ainsi que, en 2005, « Ten months of pregnancy » (《十月怀胎》). Ce n’est qu’en 2004 qu’il a écrit, réalisé et produit son premier long métrage « Troublemakers ».

 

(2) Cao Baoping a réuni, outre Zhou Xun 周迅 dans le rôle principal, une pléiade d’acteurs qui ont travaillé entre autres avec Feng Xiaogang : Deng Chao 邓超, Wang Baoqiang 王宝强 et Zhang Hanyu 张涵予, ont joué récemment dans « Assembly » 《集结号》de ce réalisateur - le deuxième ayant aussi joué dans « Blind Shaft » de Li Yang, et le troisième dans « A world without thieves » du même Feng Xiaogang. Quant à Zhou Xun, c’est l’une des actrices chinoises les plus en vue actuellement : on l’a remarquée dans le très récent « Hua Pi » de Gordon Chan (voir article du 30 septembre dernier), mais elle jouait déjà dans « Le banquet » de Feng Xiaogang.

 

(3) Que Diwei (阙迪伟)est un écrivain relativement peu connu en Chine. Il est né en 1950 au sud-ouest de la province du Zhejiang, dans la ville de Lishui (丽水市), dont il est président de l’association des écrivains. Ses écrits traitent de la vie à la campagne, ses thèmes de prédilection recouvrant ce que les Chinois appellent les problèmes des « trois nong » (“三农”问题: 农业 nóngyè, l’agriculture, 农村 nóngcún, les villages, 农民 nóngmín, les paysans.

Sa nouvelle « Opération au village » (《乡村行动》) , parue en 1997,  en est un exemple.

 

NB Trouble maker s’écrirait plutôt en un seul mot, j’ai gardé la graphie adopté pour le film.



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