« The road » de Zhang Jiarui : un voyage dans le temps qui laisse le cœur serré

Publié le par brigitteduzan

Panorama du cinéma chinois 2008.

 

Nous connaissions jusqu’ici de Zhang Jiarui (章家瑞)des films légers et pleins de vie tournés au Yunnan, chez les minorités nationales Hani et Yi (1). « The road » (芳香之旅》)est d’un tout autre registre.

 

La route en question est un parcours symbolique tout au long des cinquante dernières années de l’histoire chinoise, vu à travers la vie d’une femme, Chunfen (春芬). C’est une histoire qui semble a priori bien peu originale, mais ce film est pourtant l’un des plus émouvants de tous ceux vus lors du Panorama du cinéma chinois : on y sent vibrer une émotion toujours retenue, une émotion personnelle, née de l’expérience vécue, qui vous laisse le cœur serré longtemps après les dernières images.

 

Là encore, le film est divisé, en gros, en trois parties, mais le montage a supprimé les hiatus, accentuant l’impression d’une vie sans histoire, se déroulant uniformément en dépit des changements du pays.

 

Le film commence dans les années 60, à peu près. Chunfen a une quinzaine d’années, vive et enjouée, avec cette joie de vivre typique des adolescentes des « années Mao », celles que l’on voit, nattes bien sages et large sourire aux lèvres, sur les affiches de propagande de l’époque. Chunfen est contrôleuse sur une ligne de bus qui parcourt une petite route de montagne dans le Yunnan. Elle fait équipe avec un chauffeur, veuf et beaucoup plus âgé qu’elle , Lao Cui (老崔), qui est une célébrité locale parce qu’il a serré la main du président Mao ; la photo de l’événement est en bonne place devant lui dans le bus et les gens se pressent, dans tous les villages où ils passent, pour venir serrer la main qui a serré celle du leader suprême.

 

On sent Lao Cui très attiré par l’adolescente, mais celle-ci l’est bien plus par un jeune médecin envoyé là de Shanghai se faire rééduquer : Liu Fendou. Lorsqu’éclate la Révolution culturelle, Liu, qui lisait en cachette des romanciers russes, est accusé d’être un espion soviétique et envoyé casser des pierres dans la carrière locale. Chunfen l’ayant rejoint un soir, elle est surprise avec lui dans l’obscurité et Liu, après due confession, est envoyé ailleurs, vers un ailleurs que l’on devine plutôt sombre. Chunfen reste avec son souvenir.

 

Mais, quelques années plus tard, le Parti décide qu’il est temps de trouver une nouvelle épouse à Lao Cui : Chunfen étant majeure, ordre est donné qu’elle l’épouse. Le premier moment de tristesse surmonté, elle assume docilement le rôle qui doit désormais être le sien, celui d’épouse modèle, d’autant plus difficile à remplir que son vieil époux est impuissant, et surtout parce que Liu lui envoie des lettres. Elle les déchire, mais Lao Cui les récupère en cachette pour les recoller et les lire… Lorsque Liu débarque finalement pour demander à Chunfen de la voir une dernière fois parce qu’il part à l’étranger, Lao Cui s’oppose à ce qu’elle sorte, et l’histoire est bouclée.

 

Quelques temps plus tard, Lao Cui a un accident : il reste vivant, mais inconscient au monde qui l’entoure. Chunfen, dès lors, devient elle-même conductrice de bus et, hors de ses heures de travail, s’occupe de Lao Cui sur son lit d’hôpital, un Lao Cui qui devient une idole locale, vénéré comme un héros tombé au champ de bataille, avec même un musée en son honneur où trône son vieux bus qui se couvre peu à peu de poussière…

 

On retrouve Chunfen dans les années 90 ; l’ « ouverture » aidant, la ville s’est modernisée, le vieux musée est détruit pour faire place à une usine. Chunfen habite seule une petite pièce dont elle a décoré les murs avec les trophées de Lao Cui et .. une image de Mao, au-dessus de sa photo avec Lao Cui. Elle ne vit plus que dans les souvenirs du passé. Lorsqu’elle prend un jour le bus pour aller brûler de l’encens sur la tombe du disparu, c’est un bus hyper moderne, avec air conditionné ; la route est goudronnée, et passe par un tunnel qui coupe l’ascension du col où ils passaient autrefois dans la neige. Par la fenêtre, elle regarde en souriant le paysage qui, pour elle, n’a pas changé.

 

C’est la dernière image que l’on garde d’elle : une veille dame souriant au milieu de quelques larmes discrètes. Mais c’est un sourire apaisé, et les larmes sont celles du souvenir nostalgique, c’est tout. Il n’y a pas – il n’y a jamais eu - en elle l’ombre d’une révolte contre l’injustice d’une vie sacrifiée, une vie passée dans la soumission parce qu’il n’y avait pas d’autre choix. C’est un sourire pacifié, au-delà de toute notion de bonheur ou de malheur, un sourire intérieur. Le sourire de Bouddha.

 

*

 

Zhang Jiarui signe là une œuvre de mémoire, marquée du sceau de ses propres souvenirs. Certains passages sont autobiographiques. Il a expliqué, par exemple, que, lorsqu’il avait treize-quatorze ans, c’est-à-dire pendant la Révolution culturelle, il se battait beaucoup, comme tous les garçons de son âge à l’époque. Un jour, il vit un garçon sortir des toilettes des femmes un couteau à la main : il venait d’assassiner une jeune fille après l’avoir violée et s’enfuyait en courant sans que personne n’ose l’arrêter ; alors Zhang Jiarui s’est précipité pour l’arrêter, recevant un coup de couteau avant que les gens autour de lui se décident à intervenir. A partir de ce jour-là, il était devenu un héros local. C’est cet épisode qui lui a donné l’idée du personnage de ‘崔师傅’ (Cui Shifu) dans le film.

 

Il a aussi raconté que, avant les années 73-74, pendant la Révolution culturelle, ils ne pouvaient étudier que les œuvres de Mao (《毛主席语录》; à cette époque, il lisait en cachette tout ce qui pouvait lui tomber sous la main, outre Shakespeare essentiellement des œuvres russes, de Tolstoï et Tchekhov. Cela aussi a inspiré le personnage de Liu Fendou qui a la même passion dans le film et se fait pour cela accuser d’être un espion soviétique…

 

Tous ces détails personnels donnent une grande intensité au témoignage que porte le film. C’est une œuvre de maturité dont Zhang Jiarui a écrit lui-même le scénario, un film qui sonne juste jusque dans la reconstitution historique. Mais il faut aussi, bien sûr, saluer l’interprétation toute de bonté et de retenue de Fan Wei (范伟)dans le rôle de Lao Cui, et surtout celle, extraordinaire de finesse, de Zhang Jingchu (张静初)dans le rôle de Chunfen (2). Elle passe progressivement de l’exubérance de l’adolescence à l’allure légèrement raide de la vieillesse sans que l’on sente le moindre hiatus, et son sourire n’a pas fini de hanter ceux qui ont vu le film.

 

 

(1) Zhang Jiarui (章家瑞)a eu un parcours peu orthodoxe pour un réalisateur chinois. Il est né à Chengdu, au Sichuan, en 1958. Pendant toute son enfance et son adolescence, il nourrit une passion pour le théâtre et le cinéma ; il écrit d’ailleurs un premier scénario à 16 ans. En 1979, cependant, il rate l’examen d’entrée à l’Académie centrale de théâtre de Pékin et retourne à Chengdu où il s’inscrit à l’université du Sichuan, mais en philosophie. Pendant ses quatre années d’études, il continue malgré tout à s’intéresser au cinéma, et à voir autant de films que possible. Il finit par intégrer l’Académie du film de Pékin en 1986, et en sort diplômé deux ans plus tard. Mais, faute de financement pour tourner ses propres films, il se tourne vers la télévision, "极不甘心地", dit-il, « à son corps défendant » : il n’avait guère d’autre choix.

 

Il travaille ainsi pendant dix ans à tourner des films télévisés ; n’en pouvant plus, en 1999, il décide d’arrêter, et mène une vie de galère pendant deux ans. Finalement, il est contacté pour tourner un documentaire sur les champs en terrasses des Hani, au Yunnan, dans le cadre d’un projet de la province visant à les faire classer comme patrimoine mondial par l’UNESCO. Une fois sur place, il se rend compte du potentiel qu’il tient là, et tourne ainsi son premier long métrage : 《婼玛的十七岁》(« Quand Ruoma avait 17 ans ») : l’histoire d’une jeune Hani, orpheline élevée par sa grand-mère, fraîche et innocente, qui rêve d’aller un jour en ville prendre un ascenseur pour monter plus haut que les montagnes.

 

Suivra, trois ans plus tard, « Hua Yao, a bride in Shangri-la » (花腰新娘, une histoire d’amour dans une troupe de danseurs Yi spécialisés dans la danse du dragon. 

 

(2) Zhang Jingchu (张静初)a été révélée par le film de Gu Changwei (顾长卫), Ours d'Argent au festival de Berlin en 2005 : « The Peacock » 孔雀.



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