Lady Qin : le chant du cygne du « poète Sun Yu »
Panorama du cinéma chinois « Rétrospective » à la Cinémathèque française.
Il est bon de faire quelques retours en arrière, de temps en temps, pour replacer les uvres qui nous viennent aujourdhui de Chine dans le contexte plus vaste de lhistoire, autant culturelle que politique, du pays. Le film de Sun Yu « Lady Qin » est une de ces uvres emblématiques rares quon ne peut ignorer.
« Lady Qin » ou « Qin Niangmei » (《秦娘美》, du nom de lhéroïne, conte lhistoire dune jeune femme de la Chine davant Mao qui, étant acculée à un mariage forcé avec un cousin, refuse de se soumettre à la tradition familiale et senfuit avec le garçon quelle aime, Zhulang. Au cours de leur fuite, ils sont recueillis dans un village par un riche propriétaire foncier et tyran local, Yin Ji, qui veut sapproprier Niangmei dont la beauté et le charme lont séduit. Se heurtant à la résistance de la jeune femme, il se débarrasse de Zhulang en lassassinant sous prétexte quil est un espion à la solde dun village voisin. Cest pour Niangmei le début dun longue lutte. Après avoir enterré les restes de Zhulang, elle continue le combat contre Yin Ji et, finissant par fédérer les paysans autour delle, réussit à attirer dans un piège le sinistre personnage quelle tue près de la tombe de Zhulang.
Le film est ainsi une ode à la femme chinoise, dans la continuité dune uvre qui na pas cessé den célébrer la beauté et de dénoncer la tragique oppression dont elle a été victime pendant des siècles dans la société traditionnelle, révélant au passage les actrices les plus célèbres des années 30 en Chine, comme Li Lili (黎莉莉)ou Ruan Lingyu (阮玲玉).
Mais cest un film emblématique qui est à la fois le reflet de son temps et luvre ultime dune carrière tragique, inutilement sacrifiée par lhistoire.
Une uvre sacrifiée à lidéologie
Sun Yu (孙瑜) a révolutionné le cinéma chinois à ses débuts. Né en 1900 dans une famille de commerçants de Chongqing, formé dans les plus prestigieuses universités américaines, il avait tout pour réussir. Mais la période de sa maturité artistique est lune des plus troublée en Chine : cest lépoque des luttes de faction dans un pays divisé, la rivalité entre nationalistes du Guomingdang et communistes dérivant en véritable guerre civile, la crise culminant avec lagression japonaise.
Sun Yu se fait le porte-parole de la gauche progressiste ; ses grands films des années 30 témoignent de lesprit de résistance patriotique des intellectuels de gauche chinois de lépoque et rejoignent leur dénonciation des conditions de vie du peuple dans la Chine « féodale ». Mais, comme tous ces réalisateurs de gauche travaillent pour des studios indépendants, leurs uvres ont des approches éminemment personnelles des problèmes sociaux. Sun Yu est peut-être le plus original. Il a une légèreté de ton inégalée, son traitement des corps et de la nature est dune liberté quon ne retrouvera plus dans le cinéma chinois. Il fait preuve aussi dune inventivité prodigieuse au niveau technique (il est en particulier, dès 1932, le créateur de la première grue mobile pour déplacer la caméra lors dun tournage de film).
En même temps, cependant, cest un intellectuel qui ne renie pas la culture chinoise dont il a été nourri dès son enfance ; il est en particulier un fervent admirateur du célèbre poète de la dynastie Tang, Li Bai. Ses films sont ainsi empreints de lhumanisme confucéen et influencés par lesthétique de la poésie classique. En dépit du contenu social de ses films, il va donc être victime de lidéologie maoïste. En 1951, Mao prend pour cible son dernier film, « La vie de Wu Xun » (《武训传》), lhistoire véridique dun mendiant de la fin de 19ème siècle, au Shandong, qui économisa ses aumônes pendant une bonne partie de sa vie pour ouvrir des écoles gratuites pour les enfants pauvres. Malgré ce thème apparemment on ne peut plus « politiquement correct », et laccueil enthousiaste du public, Mao reproche à Sun Yu de ne pas toucher aux « fondements économiques du féodalisme », de promouvoir « avec fanatisme » la culture féodale, etc
La carrière de Sun Yu est brisée. Jamais il ne retrouvera la « grâce » qui était la sienne jusque là : il reste dès lors comme enfermé dans son monde intérieur, comme inconscient des changements qui se produisent autour de lui. Il recommence cependant à tourner en 1957, trois films dans la lignée de ses uvres précédentes, le dernier étant « Lady Qin », en 1960 (1).
Il sagit dun opéra filmé, et dun opéra du Guizhou. Le choix nest pas anodin. Lopéra de Guizhou est une création relativement récente, qui se situe dans le cadre du développement des opéras provinciaux au début de la période maoïste. Cest en effet en juillet 1950 que la première forme de cet opéra est née, adaptant un livret existant et laccompagnant dun ensemble essentiellement à cordes, avec, outre des sānxián (三弦)et húqín (胡琴), linstrument traditionnel du Guizhou, le yángqín (扬琴) (2), le tout soutenu par des percussions légères, ce qui donne à cet opéra aux airs très mélodiques, sans scènes martiales, une tonalité dune grande douceur.
Le premier groupe est né pendant lhiver 1952, mais les troupes se sont multipliées « comme les pousses de bambou après une pluie de printemps » à partir de 1956. En 1960, lopéra a officiellement pris le nom de « Qiánjù » (黔剧) , devenant lopéra attitré du Guizhou. Cest alors que la troupe provinciale a donné des représentations à Pékin, recueillant dès lors une reconnaissance officielle des dirigeants de lEtat chinois.
Cest aussi à ce moment-là que Sun Yu a tourné son film, qui a instantanément connu un grand succès non seulement en Chine continentale, mais aussi auprès de la communauté chinoise de Malaisie, Singapour, Macao et Hong Kong Le film est en effet un hommage superbe à ce genre dopéra ; « Qiang Ningmei » est basé sur un opéra de la minorité Dong, lui-même basé sur une pièce datant des Ming mais adaptée en 1921 en opéra. Cest lune des pièces emblématiques de lopéra Qian. Elle correspond tout à fait au style personnel de Sun Yu, avec un accent particulier porté sur une figure féminine à la fois pleine de charme et héroïque dans sa lutte pour la dignité humaine et la liberté. Sun Yu a conservé le style très stylisé de lopéra traditionnel, avec des décors peints. Mais il a concentré toute son attention sur le traitement des expressions, du visage et des corps : la musique mélodieuse du Qianju souligne en particulier le corps souple, lallure gracieuse et la profonde douceur du visage de lactrice et chanteuse, Liu Yuzhen, autre découverte de Sun Yu.
Le dernier film de Sun Yu
On aurait pu penser la carrière de Sun Yu définitivement relancée par ce film. Malheureusement, quelques années plus tard, Mao lançait la Révolution culturelle qui déclarait une guerre ouverte à la création culturelle et signait en particulier la mise sous le boisseau du cinéma chinois pendant de nombreuses années ; Sun Yu se retrouva à nouveau la cible dattaques virulentes, comme tous les réalisateurs qui avaient débuté en Chine pendant la période du cinéma muet et continué à tourner après 1949.
Sun Yu se retira dans son monde à lui, passant les dernières années de sa vie à rédiger son autobiographie et publier ses traductions en anglais des poèmes de son cher Li Bai.
Il est mort à Shanghai en 1990, à lâge de 90 ans. Il avait été réhabilité cinq ans auparavant.
(1) Il a réalisé plus dune vingtaine de films de 1928 à 1960 :
1960 Lady Qin 《秦娘美》 Qín Niángměi
1958 La légende de Luban 《鲁班的传说》 Lǔbānde chuánshuō
1957 Avec le vent en poupe 《乘风破浪》 chéngfēng pòlàng
1950 La vie de Wu Xun 《武训传》 Wǔ Xùn zhuàn
1940 Limmensité du ciel《长空万里》 chángkōngwànlǐ
1940 Le baptême du feu 《火的洗礼》 huǒdexílǐ
1937 Larrivée du printemps parmi les hommes 《春到人间》chūndào rénjiān
1937 La symphonie de Lianhua 《联华交响曲》 Liánhuá jiāoxiǎngqǔ
1936 Retour à la nature 《到自然去》 dào zìran qù
1934 La reine du sport 《体育皇后》tǐyù huánghòu
1934 La route 《大路》 dàlù
1933 Les petits jouets 《小玩意》 xiǎowányi
1933 Laube 《天明》 tiānmíng
1932 La rose sauvage 《野玫瑰》yéméigui
1932 Allons ensemble à la guerre 《共赴国难》 gòngfù guónàn
1932 Du sang sur le volcan 《火山情血》huǒshān qíngxuè
1930 Herbes folles et fleurs sauvages 《野草闲花》 yécǎo xiánhuā
1930 Rêve de printemps dans lancienne capitale 《故都春梦》 gùdū chūnmèng
1929 Le chevalier romantique《风流剑客》fēngliú jiànkè
1928 Létrange chevelier errant 《渔叉怪侠》yúchā guàixiá
(2) Le sanxia (qui signifie « trois cordes) est un instrument à trois cordes pincées (on le voit en particulier dans la scène introductive du film, où les jeunes gens et jeunes filles du village chantent en attendant Niangmei) ; le huquin est le violon chinois à deux cordes et le yangqin une sorte de tympanon.