Rencontre avec le réalisateur Cai Shangjun sous les auspices du « Panorama du cinéma chinois de Paris »
Cest sur linvitation de Matthieu Wolmark, le directeur du « Panorama du cinéma chinois » qui souvre ce mercredi 3 décembre à Paris, que jai eu la chance et lhonneur de pouvoir mentretenir avec lun des cinéastes chinois les plus prometteurs du moment : Cai Shangjun. Dans latmosphère cordiale et détendue des locaux du Panorama, nous avons ainsi pu dialoguer pendant deux bonnes heures, ce qui a permis daborder non seulement tout ce qui concerne le film quil est venu présenter dans le cadre de la programmation du Panorama (« The red awn »), mais aussi ses deux autres films en préparation.
Cai Shangjun (蔡尚君)nest pas inconnu dans le paysage cinématographique chinois, mais il est surtout connu en tant que scénariste, car on lui doit les scénarios de trois films de Zhang Yang (张扬)qui ont été de grands succès, récompensés par des avalanches de prix : « Spicy Love Soup » (《爱情麻辣烫》- 1997), « Shower » (《洗澡》- 1999) et « Sunflower » (《向日葵》- 2005). Pour ces scénarios, il a travaillé avec deux autres scénaristes devenus eux aussi, depuis lors, réalisateurs : Liu Fendou 刘奋斗(1) et Diao Yinan 刁亦男 (2).
Dans le cadre du Panorama du cinéma chinois est projeté cette semaine son premier film en tant que réalisateur : « The red awn » (《红色康拜因》Hóngsè kāngbàiyīn, cest-à-dire la moissonneuse rouge, mais il a été présenté au dernier festival de Vesoul sous le titre « Les moissons pourpres »). Cest un premier film très achevé, sorti en 2007, qui a reçu cette année-là le prix FIPRESCI (le prix des critiques de cinéma) au festival international du film de Pusan, puis le Golden Alexander au festival international de Thessalonique, et ce nétait que le début. Aujourdhui, Cai Shangjun est considéré comme lun des réalisateurs les plus talentueux de sa génération (la sixième), lun de ceux dont on attend beaucoup.
Il était intéressant de préciser dabord quelles avaient été sa formation et son expérience initiales avant daborder la réalisation.
Sa biographie officielle, celle que lon trouve sur pratiquement tous les sites sur le cinéma chinois, commence en 1992 : cest lannée où il est sorti diplômé de lInstitut central du théâtre de Pékin (中央戏剧学院). Cétait donc ma première question : pourquoi ce choix ?
A la fin de ses études secondaires, il était partagé entre le désir détudier les beaux-arts et celui détudier la direction théâtrale. En fait, il a fait les deux, qui correspondent à deux départements de lInstitut, avec même six mois de formation spéciale à la direction cinématographique faite par un professeur venu, lui, de lInstitut du cinéma. En sortant, il a donc commencé à faire de la mise en scène de théâtre. Son coup de maître a été la mise en scène dune pièce de Harold Pinter quil avait lui-même traduite en chinois : « Landscape » [une pièce en un acte de 1967, sur les difficultés de communication entre deux personnes mariées]. Puis, en 1995, une autre pièce, adaptée du russe avec Diao Yinan 刁亦男, a connu un grand succès à Pékin. En même temps, il a travaillé pendant deux ans pour le département documentaire de lune des chaînes de la télévision taïwanaise.
Sa collaboration avec Zhang Yang, Diao Yinan et Liu Fendou me semblant caractéristique dun mouvement très net en Chine, la tendance à former des groupes de réalisateurs qui partagent les mêmes tendances esthétiques et préoccupations thématiques, je lui ai posé la question. Il ma dit que cest un fait : ces groupes se forment pendant les années détudes ; les étudiants qui ont été formés à la mise en scène de théâtre, par exemple, partagent normalement des conceptions qui ne sont pas celles des étudiants formés à la réalisation, à la photo ou à la décoration. Il y a donc des liens damitié qui se développent au cours des années détude et qui débouchent ensuite sur des sortes de clans unis par les mêmes conceptions esthétiques. Mais cela nempêche pas chacun de conserver une personnalité et un style propres.
[Cest sans doute là une des grandes forces du cinéma chinois dans son évolution actuelle : lextrême diversité des styles personnels au sein de groupes affichant une esthétique particulière]
1ère PARTIE : « The red awn »
[Rappel : le film raconte lhistoire des retrouvailles difficiles entre un père qui était parti travailler en ville et revient brusquement au bout de cinq ans, et son fils, maintenant adolescent, qui a dû se débrouiller tout seul pendant toutes ces années et narrive pas à pardonner à son père ce quil considère comme un abandon ]
De metteur en scène à réalisateur : la genèse de « The red awn »
Il ny avait quun pas de la mise en scène de théâtre à la réalisation cinématographique ; Cai Shangjun nattendait, semble-t-il, quune occasion pour le franchir. Lidée a commencé à germer en 2003, explique-t-il, après avoir vu un reportage à la télévision sur les paysans qui vont dun village à un autre, parfois dune province à une autre, pour louer leurs bras au moment des moissons. Cest un phénomène traditionnellement très répandu, mais qui touche de plus en plus de paysans qui ont perdu leurs terres ces dernières années dans le cadre de projets dindustrialisation et durbanisation, et qui vont alors souvent grossir les rangs des « mingong », les travailleurs migrants, dans les grandes villes. Un peu plus tard, il a vu des photos de ces paysans partis sur les routes, cela a concrétisé son idée, et il a commencé à en parler autour de lui. Le projet était né.
Cai Changjun voulait revenir au problème qui est le problème fondamental de la société chinoise depuis toujours, et aujourdhui plus que jamais : les conditions de vie dans les campagnes. La dite « sixième génération » sest surtout intéressée aux difficultés des jeunes en milieu urbain ; Cai Changcun revient maintenant en quelque sorte aux sources [on peut voir là un phénomène cyclique qui nous ramène vers lintérêt porté au milieu rural par les pionniers de la cinquième génération, même si loptique est légèrement différente].
Est-ce que cet intérêt vient dune expérience personnelle ? Non, dit-il, pas du tout. Il est né à Changchun (长春), capitale de la province du Jilin (吉林), à lextrême nord-est de la Chine. Il a vécu, il est vrai, quelques années au Ningxia, dans louest chinois, car son père y fut envoyé pendant la Révolution culturelle ; mais, quand la famille est revenue à Pékin, il avait cinq ans, et il a été élevé dans la capitale ; ce nest donc pas une expérience qui la marqué personnellement, il nen garde pas grand souvenir. Son approche est différente : il a construit son film à partir de lobservation de la réalité locale, et beaucoup aussi par limagination.
Le travail délaboration du scénario a duré une année entière. Il a travaillé avec deux autres scénaristes, Gu Xiaobai (顾小白) et Feng Rui (冯睿) : le premier est un tout jeune critique cinématographique dont cest là la première expérience en tant que scénariste, le second est un ami. Ils ont tenu de nombreuses séances de travail à trois pendant lesquelles ils ont dabord défini les principaux caractères, puis lhistoire elle-même, certains caractères secondaires ayant été influencés par des photos.
Photo Cai (1er) et Gu Xiaobai (2ème) http ://www.zhanxian.cn/movie/filmmessage/2007/12/06/12061538297678.shtml
La réalisation : le choix des acteurs et le tournage
Cai Changjun, au dernier moment, a reporté dun mois le début du tournage, nétant pas totalement satisfait du scénario. Or, il était prévu de suivre lévolution du cycle des moissons, en partant du Shandong, en passant par le Henan, pour terminer au Gansu ; mais, à cause du retard imposé par les dernières retouches apportées au scénario, il nétait plus question, quand ils ont commencé, de tourner ni au Shandong ni au Henan : le seul endroit où les moissons restaient encore à faire était le Gansu. Cest donc là que se déroule le film.
Les acteurs
Pendant la période de préparation, il lui a fallu aussi mettre sur pied son équipe, et en particulier choisir ses acteurs, surtout les deux acteurs principaux qui sont au centre du scénario. Il a choisi, pour le père, lacteur qui tenait ce même rôle dans le film de Wang Xiaoshuai (王小帅)sorti en 2005, « Shanghai dreams » (《青红》) : Yao Anlian (姚安廉). Pour le fils, il a hésité entre deux propositions : un jeune acteur formé à lOpéra de Pékin, et Lu Yulai (吕玉来), qui reste indissociablement lié à son rôle de jeune juge inexpérimenté dans « Le dernier voyage du juge Feng » (《马背上的法庭》). Quand il a vu Lu Yulai, cependant, il a su instantanément quil était lacteur idéal pour le rôle, quelque chose dans le regard, dit-il
Ma question, à cet égard, tenait au choix fondamental de prendre des acteurs professionnels, et des acteurs connus, à lencontre de la grande tendance actuelle, chez les cinéastes chinois de sa génération, de préférer des acteurs non professionnels et éventuellement même parlant le dialecte local, pour ancrer au maximum le film dans le réel. Son choix, ma-t-il dit, a été dicté par des considérations essentiellement pratiques : cétait son premier film, et le travail avec des acteurs non professionnels est beaucoup plus long et difficile quavec des professionnels , surtout quand on travaille, comme lui, en 35 mm. Il a choisi des valeurs sures, en quelque sorte, mais qui collent parfaitement à leur personnage.
En outre, il leur a fait subir un « entraînement » dun mois auprès de la population locale, dans le Gansu. Ils ont dû apprendre à conduire une moissonneuse, moissonner, et même parler avec laccent local. Yao Anlian, pour sa part, était déjà pris sur un autre tournage, il est donc arrivé au début du tournage et na pas pu suivre cette période de formation initiale : il ne conduit donc pas la moissonneuse, et na pas laccent du Gansu. Pour Cai Changcun, ce fut une déception, et lune des imperfections quil a dû accepter pour son film. Mais, finalement, il sest fait une raison, se disant que ce nest pas trop grave étant donné que le père revient de la capitale où il a passé cinq ans, il a donc pu perdre quelque peu son accent
La photo
Là, le choix a été plus difficile et peut-être un peu moins satisfaisant - parce que les chefs opérateurs quil avait initialement en vue étaient déjà pris (en particulier Yu Likwai, le chef op de Jia Zhangke, de « Xiao Wu » à « Still Life », ou celui de Lou Ye pour « Suzhou River », Wang Yu, les deux étant co-directeurs de la photo pour « 24 City » de Jia Zhangke).
Finalement, il a opté pour une équipe de deux. Le premier est un jeune Coréen qui était alors étudiant à lInstitut du Cinéma de Pékin et quon lui avait recommandé : Li Chengyu (李承禹). On lit un peut partout quil a travaillé pour Kim Ki-duk, il semblerait que ce soit une invention ; ce qui est sûr, cest quil était assez inexpérimenté, et en particulier dans le domaine du 35 mm. Il était encadré par un excellent technicien, Chen Hao (陈浩). Tous les cadrages et le détails techniques étaient cependant dictés très précisément par Cai Changcun au début de chaque prise.
Le résultat est superbe, la critique est unanime. Ce qui ma frappé, cest la composition de certaines scènes, qui rappellent des tableaux. Lune dentre elles, en particulier, qui est utilisée pour laffiche principale du film
(http://www.mtime.com/movie/46901/posters_and_images/577812/) mavait frappée pour sa ressemblance avec « LAngelus » de Millet (http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Jean-Fran%C3%A7ois_Millet_-_L%27Ang%C3%A9lus.jpg). Je lui ai donc demandé sil sagissait dune coïncidence.
Pas du tout : Cai Changjun ma expliqué quil avait beaucoup étudié luvre de Millet, et quil sétait inspiré de reproductions de ses tableaux quand il préparait son film. Outre lAngelus, il avait aussi voulu réaliser une scène inspirée dun autre tableau représentant trois femmes en train de ramasser des épis dans un champ (a priori, daprès sa description, il sagit des « Glaneuses » http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Jean-Fran%C3%A7ois_Millet_(II)_002.jpg ). La scène elle-même nest pas passée au montage, mais linspiration est là. Lautre influence, côté cinématographique cette fois, est celle de Renoir
Javais noté aussi que les images du film ont été retravaillées pour les affiches. Dans celles-ci, le ciel est tourmenté, couvert de nuages noirs menaçants, alors que, dans le film, le ciel est uniformément bleu. Cai Changjun ma expliqué que les affiches ont un aspect dramatique et sombre dont il na pas voulu pour son film. Ce qui lintéressait au contraire, cest le soleil, un soleil pesant qui rend le travail dans les champs encore plus dur. Mais il ny a pas ce sentiment doppression, de désastre imminent suggéré par les affiches, dans une optique différente.
Un film quand même très sombre, malgré le soleil
Le film est sorti officiellement à Beijing lan dernier. Pour le lancement, une délégation de vingt mingong avait été invitée à la projection. Le film les a beaucoup touchés, même sils lont trouvé un peu idéalisé par rapport à leurs situations propres, et ils ont félicité et remercié Cai Changjun à la fin.
Je lui ai donc demandé sil considérait que son film avait atteint un objectif appréciable en touchant un public chinois qui ne va pas normalement au cinéma. Il ma répondu quil nétait pas vraiment satisfait parce que son film napporte pas le réconfort, lespoir quil voudrait apporter à son public. Il a pris lexemple dOzu, qui vivait pourtant une époque particulièrement difficile, mais dont les films sont pourtant empreints dune grande chaleur humaine. Sa vision personnelle est plus sombre, assez pessimiste, il la compare à celle de Beckett qui considérait lexistence humaine comme une vaste obscurité parcourue occasionnellement par une brusque clarté.
Il dit quil aimerait un jour, peut-être, distiller un peu despoir. Mais aujourdhui, il en sen sent incapable :
太残酷 trop dur, le monde actuel Il passe comme une ombre dans son regard
(1) Réalisateur de « Ocean Flame » 《一半海水一半火焰》, voir article du 18 mai dernier dans ce blog.
(2) Réalisatrice de « Train de nuit » 《夜车》, voir article du 26 janvier 2008.
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« Red awn » nest que la première partie dune trilogie dont les deux autres films sont actuellement en cours de préparation. Cest le sujet que nous avons abordé dans la deuxième partie de notre conversation.
2ème PARTIE : les deux autres films en préparation
à suivre .