Zhang Lü au festival de Mayenne (suite) : « La rivière Tumen »

Publié le par brigitteduzan

« La rivière Tumen », que présentait le festival de Mayenne le 24 mars dernier à Mayenne même avant de le reprendre à Laval le lendemain, toujours en présence du réalisateur, est le dernier volet, à ce jour, après « Grain in Ear » et « Desert Dream » (1), des thèmes de réflexion qui parcourent l’œuvre de Zhang Lü : réflexion sur les immigrants clandestins nord-coréens en Chine, et, au-delà, sur les problèmes bien plus vastes de l’immigration, de la marginalisation de groupes sociaux, et des exclus sociaux en général dans le monde moderne, avec les problèmes d’identité culturelle et de nostalgie du passé qui y sont liés.

 

Une fable des temps modernes

 

Dans ce nouveau film, il aborde ces thèmes vus par les yeux d’un enfant de douze ans, Chang-ho, qui vit dans un village coréen au bord du fleuve Tumen. D’origine coréenne, il vit avec son grand-père et sa sœur, Soonhee (2) ; le père est mort, la mère partie travailler en Corée du Sud pour faire vivre la famille, elle téléphone de temps en temps, voix lointaine qui promet la réunion de toute la famille, un jour incertain, quand elle aura gagné suffisamment d’argent.

 

De l’autre côté du fleuve, c’est la Corée du Nord, et comme il est gelé la moitié de l’année, il est la voie de passage privilégiée des immigrants clandestins qui tentent de fuir la famine qui sévit là-bas, sur l’autre rive, avec tous les risques que cela comporte. Certains ne font que passer pour venir chercher de la nourriture et repartir.

 

C’est le cas d’un ami de Chang-ho, un garçon du même âge qui traverse régulièrement le fleuve en courant pour venir chercher à manger pour sa sœur qui est gravement malade. Il est accueilli à bras ouverts et nourri, dans l’espoir qu’il aide la petite équipe de foot des enfants du village à gagner la prochaine compétition contre le village voisin… On retrouve ici une idée et des images qui renvoient au premier court métrage de Zhang Lü, « Onze » (11) : le foot comme seul passe-temps de ces enfants de milieux défavorisés et marginalisés, jouant également le rôle de médiateur et lien social, comme on le retrouve dans bien des films du tiers monde.

 

Le petit village est tranquille, les bruits comme amortis par la couche de neige ; il y a là les poivrots habituels et les querelles non moins habituelles entre femmes rivales, une vie paisible rythmée par les annonces du maire qui retentissent régulièrement dans les hauts parleurs. Mais, les Nord Coréens arrivant de plus en plus nombreux, les incidents se multiplient : ils volent le poisson mis à sécher dehors, des moutons dans la bergerie, et enfin l’un d’eux viole la sœur de Chang-ho…

 

Alors la paix est rompue, le village prend peur, « quelqu’un qui a faim pourrait vendre ses parents, ce n’est pas vrai seulement pour les Chinois », dit une femme ; alors la communauté se replie sur elle-même, plus question de solidarité avec les affamés de l’autre côté de la rivière, le maire demande à chacun de dénoncer les clandestins, on arrête un passeur, mais le drame se noue lorsque l’un des enfants dénonce l’ami de Chang-ho…

 

C’est donc bien une fable des temps modernes que nous conte ici Zhang Lü : ces temps modernes qui sont sensés faire de notre monde un grand village globalisé, et qui voient en réalité chacun se murer chez soi, se replier sur son pré carré dans un réflexe viscéral d’autodéfense contre cet Autre menaçant qu’il s’agit de contenir aux portes, comme les barbares autrefois.

 

Et c’est une fable d’autant plus tragique que l’Autre est ici le frère de sang devenu menace de par la nature d’un régime qui n’est jamais mentionné directement dans le film ; la menace reste abstraite, et en est d’autant plus effrayante : on en voit les effets sur ce clandestin que la seule vue, sur l’écran de télévision, du « grand leader aimé du peuple » auquel il vient d’échapper rend brusquement fou, comme s’il était impossible, justement, d’en réchapper totalement.

 

Le souvenir comme trace, espoir de retour aux jours bénis du passé

 

Nous sommes toujours à la frontière, ou plutôt en marge, comme dans les films précédents de Zhang Lü. Mais, si ceux-ci s’intéressaient essentiellement au présent, avec une interrogation quant au futur, « La rivière Tumen » est bâti autour des traces laissées par le souvenir, pour permettre de remonter vers le passé, et de le retrouver, comme le Petit Poucet suivant ses cailloux blancs.

 

Le cinéma est l’art du regret (电影是遗憾的艺术), dit Zhang Lü, sans regret on ne tournerait pas de film. Le regret, ici, est celui du pays perdu, le pays natal désormais inaccessible. Mais le souvenir, lui, permet de le garder vivant, et surtout permet de conserver intact l’espoir d’y revenir un jour, par le même chemin suivi pour en venir.

 

Le rôle de gardien du souvenir est confié, génialement, à une grand-mère qui, justement, atteinte de la maladie d’Alzheimer, est en train de perdre la mémoire. Mais, du fond de cette mémoire de plus en plus floue, subsiste le souvenir d’une petite fille venue avec sa mère de l’autre rive, en traversant un pont qui n’existe plus, rive qu’elle tente vainement de retrouver en errant comme un esprit en peine autour de la rivière.

 

C’est une histoire qu’elle répète à qui veut bien l’entendre ; la sœur de Chang-ho, qui transcende son mutisme par le dessin, la reprend pour en dessiner le pont, ce même pont que l’on voit, à la fin du film, dans une brume légère comme celle du souvenir, parcouru par une vieille dame qui reprend le chemin de la petite fille…

 

Car Soonhee est mutique ; elle a cessé de parler le jour où son père est mort en tentant de la sauver de la noyade lors d’une inondation ; depuis lors, elle vit, murée en elle-même, avec le souvenir de son père dont elle refuse de reconnaître la mort, laissant ainsi la porte ouverte à un éventuel retour.

 

Ces deux femmes sont les plus belles images du film : deux gardiennes improbables du souvenir, telles deux gardiennes du temple. Car l’avenir, ici, est dans le souvenir, et non dans l’enfance, comme c’est souvent le cas, et comme c’est le cas en particulier, et en partie, dans les précédents films de Zhang Lü. Ici, pris dans les compromissions et contradictions du monde adulte, l’enfant ne peut échapper à la cruauté de la réalité ambiante ; il n’a pas, lui, le souvenir pour lui servir de soutien et de guide.

 

Les dernières images de la vieille femme traversant, appuyée sur son bâton, le pont disparu mettent longtemps à se dissiper et laissent le cœur serré. Reste le sentiment d’un souvenir personnel salvateur, l’espoir que la trace qu’il a laissée pourra permettre un jour de revenir à ses racines, et qui permet en attendant de vivre ce retour en pensée.

 

Un style très personnel

 

Zhang Lü s’affirme ainsi, au tournant de ces dix ans de filmographie, comme l’un des cinéastes chinois les plus originaux de sa génération, dont la pensée et le style ont évolué peu à peu tout en restant fidèles aux intuitions initiales, pour créer un univers des plus cohérents.

 

Zhang Lü filme comme il sent, comme il respire, comme il appréhende le monde autour de lui. Et la première chose qui le frappe, avant même l’image, c’est le son. Ses films sont donc bâtis, au tournage, à partir de là ; il ne commence que lorsque le preneur de sons est prêt. Ce sont donc des sons naturels, ceux de la rue, de la maison, du monde ambiant, pas de musique surimposée, et quand les personnages entonnent ou fredonnent un chant, c’est un chant naturel qui vient du fond de l’âme et prend un sens dans le contexte : expression du souvenir, autre trace permettant de passer un instant « sur l’autre rive ».

 

La mise en scène est épurée, comme le jeu des acteurs. Dans « La rivière Tumen », ils sont non professionnels pour la plupart, ce sont des habitants du village où le film a été tourné ; cela donne une profonde vérité à leur jeu : ils interprètent leur réalité, réalité qui, en retour, a influé sur le scénario.

 

Si Zhang Lü, en effet, part d’un scénario, il s’en évade facilement si les circonstances du tournage lui donnent d’autres idées. C’est ce qui s’est passé pour « La rivière Tumen ». Il n’avait pas imaginé les scènes de dessins qui sont ensuite devenues centrales dans le film, agissant comme des sortes d’intertitres scandant le récit. En fait, la jeune fille qui interprète Soonhee était étudiante des Beaux Arts, et ne cessait de dessiner pendant le tournage ; l’idée est venue tout naturellement de là.

 

C’est cette profonde symbiose avec ses personnages et son sujet qui caractérise peut-être le mieux l’art de Zhang Lü et assure sa grande cohérence.

 

A suivre

 

Il réfléchit maintenant à son prochain film. Il en a trois en tête, en fait : c’est le premier pour lequel il trouvera le financement qui sortira. Le scénario ? Ah, dit-il, ce n’est pas la peine d’en parler à ce stade, il a le temps de changer.

 

Il ne reste donc plus qu’à attendre.

 

 

Note

(1) Voir précédent article du 27 mars.

(2) Le prénom de la sœur, Soonhee, est celle des personnages féminins de « Grain in Ear » et de « Desert Dream », celui du frère est aussi celui de l’enfant dans ces mêmes films. Cela renforce l’unité apparente de ces trois films, et l’impression de trilogie thématique. Interrogé sur ce point, Zhang Lü écarte l’idée d’un revers de main : il ne s’agit pas, dit-il, d’une quelconque volonté consciente : le prénom de l’enfant, Chang-ho, est un prénom courant en Corée, comme Jacques ou Jean, et il a repris le prénom féminin Soonhee parce que, dit-il, les noms sont pour lui quelque choses d’élusif, dont il a du mal à se souvenir, et que c’était une manière comme une autre de ne pas avoir à chercher. Il n’empêche que, volontaire ou non, le procédé renforce le sentiment de personnages qui finissent par devenir emblématiques.

 

 

Présentation de « La rivière Tumen » sur le site du festival de Berlin :

http://www.berlinale.de/external/de/filmarchiv/doku_pdf/20101589.pdf

Bande annonce :

http://www.youtube.com/watch?v=1VhUPzBhulI

 



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