« Le vieux barbier », ‘old Beijing’ comme vous ne le verrez plus.

Publié le par brigitteduzan

Le titre du film, en chinois, est beaucoup plus évocateur que le simple barbier de la version occidentale : c’est

«  剃头匠 » (tìtóujiàng),  c’est-à-dire « l’artisan qui rase les têtes ». La première séquence est un véritable hommage à cet art subtil qui participe d’un mode de vie en voie de disparition : le vieux barbier vient de finir de raser l’un de ses vieux clients, pas un poil de la tête n’est épargné, puis il lui a posé sur le visage un linge humide et chaud qui fume sur la peau ; le vieil homme a fermé les yeux, pris par une douce somnolence, et quand il les rouvre une fois tout terminé, il a un grand soupir de béatitude : « 舒服啊 (shūfú ā), qu’est-ce qu’on est bien ! ».

 

Le film procède ainsi par allusions visuelles, en filmant les objets et les petits gestes de la vie quotidienne comme symboles d’une existence réglée à la minute, par le temps qui passe. Le premier symbole, omniprésent, est cette vieille pendule qui retarde de cinq minutes tous les jours, mais que l’horloger se refuse à réparer de peur de la casser, et dont le tic-tac lancinant rythme les occupations du vieil homme, elles-mêmes soigneusement annotées sur un calendrier où les noms des clients sont entourés d’un cercle fatidique après leur décès.

 

Car le vieux Jing voit son monde rétrécir de jour en jour, non tant par le développement de la ville moderne que par la mort, tout naturellement. La ville moderne semble très loin, ailleurs, c’est d’ailleurs bien le sentiment que l’on a quand on se trouve dans un hutong : même les bruits de la circulation n’arrivent qu’estompés. Les contacts, dans le film, avec cette autre ville sont rares : quand, l’un des vieux clients ayant eu une attaque et son fils l’ayant emmené chez lui, celui-ci vient chercher le vieux Jing pour raser son père ; quand le vieil homme téléphone un jour à une agence de pompes funèbres pour savoir comment se passe un enterrement ou quand, ensuite, il veut s’acheter un costume « Mao » neuf, introuvable hormis sur mesure… Il est alors traité et filmé comme un étranger dans la ville, un autre « barbare en Asie ». 

 

Mais on ne sent aucune nostalgie, aucun regret, pas même un soupçon de discours philosophique ou métaphysique : c’est comme ça, le monde change, aussi inéluctablement que l’on doit un jour mourir. D’ailleurs, le vieux Jing ne cherche même pas à s’opposer aux agents de l’Etat qui viennent recenser les maisons à démolir dans le quartier ; la seule chose qui le gêne est que le jeune qui appose la mention « à démolir » sur le mur décrépit de sa vieille maison fait une faute en écrivant le caractère : il écrit (zhé)au lieu de (chāi), ce qui signifie "casser" et non pas "démolir" – une différence de taille dans la tête du vieil homme… et significative dans sa dimension symbolique  Pour le reste, à son fils qui proteste contre son attitude résignée, il répond que la ville doit avancer, on ne peut rien y trouver à redire. On est loin des discours virulents des défenseurs des droits de l’homme.

 

Forcément, le rythme du film est conditionné par son sujet : il évolue lentement, au même tempo que celui donné dès le départ par le battement du balancier de la pendule et le frottement régulier de la lame du rasoir que le vieux Jing affûte avant de raser ses clients. Hasi Chaolu nous donne l’image d’un monde feutré qui se meurt tout doucement, au rythme des décès successifs, et non, comme dans la plupart des films sur le sujet, parce qu’on le détruit brutelement. Il n’y a donc pas de discours ouvertement politique, la critique est plus subtile. Venu de Mongolie intérieure, Hasi Chaolu filme avec le regard légèrement distancié d’un ethnologue enregistrant pour la postérité les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition.

 

Il a fait la connaissance du vieux Jing après avoir vu un documentaire diffusé à la télévision : « Oncle Jing et ses vieux clients ». Son film est à la limite entre le documentaire et la fiction : les personnages sont vrais, le scénario est minime mais les dialogues sont écrits, tout en restant très naturels : ils reprennent en particulier les tics du langage coloré des vieux Pékinois. On sent Hasi Chaolu fasciné par son personnage, dont il fait un héros ordinaire dont la caméra fixe à jamais les traits – mais un héros fragile, qui, ayant enregistré sur une cassette les cinq cents mots demandés par l’agence des pompes funèbres pour son ode funéraire, laisse ensuite le chat jouer avec la bande, comme si, vraiment, cela n’avait finalement aucune importance.

 

On a là très certainement un excellent film qui a bien mérité les récompenses décernées à Vesoul. Cependant, si l’on peut risquer un petit bémol, on est là dans un courant à la mode aujourd’hui chez les réalisateurs chinois adulés en Occident, avec Jia Zhangke en chef de file : le docu-fiction. Le genre, adoubé par les producteurs et les festivals internationaux, plus confidentiel en Chine, a maintenant ses lettres de noblesse, mais il ne faudrait pas qu’il en vienne à monopoliser nos écrans.



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