« Les trois royaumes » : un John Woo quand même époustouflant

Publié le par brigitteduzan

Oui, quand même, parce qu’il faut bien dire qu’on s’attendait au pire : un maître du kung fu, et du cinéma de Hong Kong en général, passé à Hollywood depuis une bonne quinzaine d’années, qui va en Chine filmer un épisode clef et culte de l’histoire impériale chinoise, et s’en sort, de dépassement en dépassement et d’incident en accident, avec un budget mirobolant de 80 millions de dollars et suffisamment de têtes d’affiche pour en faire un succès médiatique record, cela laissait quand même dubitatif.

 

D’autant plus dubitatif que ces fameux « trois royaumes » ont nourri l’imaginaire de générations de Chinois depuis que leur histoire a commencé à couchée sur papier, dès la dynastie des Jin qui leur a succédé, et surtout depuis qu’elle a été romancée au quatorzième siècle (voir articles précédents). Cela nous a donné tellement de mangas, dessins animés, séries télévisées, opéras et jeux vidéos de toutes sortes, que même Wikipedia s’épuise à essayer d’en suivre la trace.

 

Il faut dire encore que les premières séquences du film ne sont pas de nature à calmer ces craintes initiales. Comme le film a été coupé pour le faire passer de plus de quatre heures au départ dans sa version asiatique à deux heures et demie dans la version pour barbares occidentaux, on se retrouve avec quelques moignons de séquences introductives mal reliées entre elles et difficilement compréhensibles pour le spectateur moyen de nos latitudes qui n’a pas forcément une connaissance précise de l’histoire chinoise de l’époque. Cette première partie a donc été aménagée comme une série de vignettes colorées où chaque personnage, lorsqu’il apparaît pour la première fois à l’écran, est accompagné de son nom et de son titre, ou de son rôle dans l’histoire. Cela fonctionne un peu comme les intertitres dans les films muets d’autrefois… et les films de propagande des débuts de l’ère maoïste.

 

                Un film sauvé par l’humour …

 

Malgré ce procédé assez maladroit, les personnages finissent malgré tout par acquérir une certaine consistance, et, lorsqu’on arrive au cœur du sujet, c’est-à-dire l’alliance des « sudistes » contre Cao Cao, l’affaire est jouée : on est captivé, et John Woo nous mène dès lors avec brio dans ce qu’il a traité comme une guerre de stratèges, une guerre psychologique en quelque sorte, où chacun fait assaut de finesse. Car sa guerre est celle de Sun Zi, c’est l’art d’observer l’adversaire, de connaître ses forces autant que les siennes et le terrain, pour en déduire la meilleure stratégie à adopter. Le film est une réflexion sur « L’art de la guerre » et en est l’application directe.

 

C’est un film, en outre, plein d’humour, où l’on se prend à rire par moments de la bonne humeur affichée par tous ces généraux qui se comportent comme si la guerre était un jeu. Le premier exemple est la mise en scène d’une anecdote tirée du roman,. Elle intervient avant la bataille de la falaise rouge, lorsque Zhuge Liang arrive au camp de Wu pour assister le stratège local Zhou Yu dans les opérations militaires : Zhou Yu, jaloux du talent de celui qu’il considère (dans le roman) comme un dangereux rival, lui assigne la tâche a priori impossible de fabriquer 100 000 flèches en dix jours, sur quoi Zhuge Liang lui répond qu’il n’en a besoin que de trois. Il fait alors préparer une vingtaine de bateaux chargés de soldats de paille qu’il envoie dans la brume du petit jour vers la flotte ennemie en simulant une attaque. Ils sont immédiatement la cible d’une volée de flèches qui viennent se planter dans les mannequins ; il n’y a plus qu’à récolter le butin (1).

 

John Woo a mis en scène cette séquence avec une telle grâce et un tel humour que c’est l’un des meilleurs passages du film : il n’est plus question de rivalité entre les deux hommes, Zhuge Liang cherche au contraire à aider son allié à acquérir les munitions dont il a besoin en montant son stratagème, c’est beaucoup plus logique. Surtout, il traite l’épisode avec une ironie qui frise le burlesque et transforme les amiraux de Cao Cao en brutes stupides dont Zhuge Liang se moque à plaisir en prenant tranquillement une tasse de thé au milieu des flèches qui pleuvent sur les cibles désignées.

 

… par  un scénario qui revisite l’histoire et le roman

 

John Woo nous sert là sa propre vision de l’histoire, qui mêle chronique officielle et éléments romancés. Ce sont surtout les personnages de Zhuge Liang et Zhou Yu qu’il a réinventés, coulés dans son moule personnel. Présentés dans le roman, et généralement perçus dans l’esprit des Chinois, comme des rivaux (2),  il en a fait des amis que rapprochent leurs caractères, et même leur amour commun de la musique, ce qui nous donne l’une des plus belles séquences du film – même si elle a tendance à être un peu trop répétée, ce qui lui fait perdre ensuite son impact initial. Ce sont eux, finalement, qui mènent l’action, car ce sont eux les stratèges, eux dont dépend l’issue des combats, et qui représentent les valeurs (universelles autant que confucéennes) qui font les grands hommes : la loyauté et l’amitié, tout autant que le courage.

 

Quant à Liu Bei, il est présenté comme un chef un peu sur le retour, un peu en retrait et déjà grisonnant, et d’autant plus humain : ses échecs successifs l’ont rendu quelque peu amer, mais il reste inébranlable dans ce qu’il considère comme le devoir primordial du souverain : se soucier avant tout du bien du peuple.  Il s’oppose ainsi à Cao Cao dont l’ambition est telle qu’il est prêt à tout pour la satisfaire, y compris transmettre la thyphoïde au camp adverse : on peut y voir, à la limite, une préfiguration de la guerre biologique.

 

Même les deux rôles féminins, finalement, loin de tirer le film vers la romance à quatre sous, ont leur justification dans le scénario, même s’ils restent quand même difficiles à intégrer dans la trame d’une histoire qui se veut réaliste, et confinent par certains côtés à la mission impossible.

 

.. et un haut niveau artistique autant que technique

 

On a dit de John Woo qu’il était un « surdoué de la violence surréaliste ». Il se donne à plein dans ce film. Il faut bien sûr reconnaître la totale réussite que sont les scènes de bataille, servies par des effets spéciaux particulièrement maîtrisés, bien qu’elles soient, à mon sens, tout autant servies par la simple beauté presque surréelle, justement, des images, chaque vision de l’armée, et surtout de la flotte, donnant l’impression d’un de ces tableaux anciens aux couleurs estompées, noyés dans une brume légère, jusqu’à la déflagration finale qui transforme l’écran en brasier infernal. Mais les scènes de bataille elle-mêmes sont comme sorties d’un ancien manuel de stratégie, et une illustration visuelle des formations de combat de l’antiquité chinoise. Il faut mentionner le maître des décors, Tim Yip, celui qui avait signé ceux de « Tigre et Dragon », il y a maintenant près de dix ans (et avait pour cela reçu un oscar).

 

Ces scènes de bataille sont cependant le plus facile, au sens où il s’agit de problèmes techniques à résoudre (3) : l’effet est immédiat et assuré, même si le dernier quart d’heure est malgré tout assez long - avant une dernière pirouette, un dernier clin d’œil, hommage ironique à la tradition du kung fu, la signature finale, en quelque sorte, qui fait instantanément oublier le léger ennui précédent.

 

Le film est, d’abord et avant tout, servi par une formidable pléiade d’acteurs (4). Le trio Cao Cao-Liu Bei-Sun Quan est remarquablement bien typé, avec des caractères très tranchés qui correspondent bien à ceux de l’histoire, mais il est éclipsé par la superbe prestation du duo Tony Leung- Takeshi Kaneshiro, dans les rôles de Zhuge Liang et Zhou Yu, duo issu, lui, de l’imagination du réalisateur : un Zhuge Liang plus rêveur que son alter ego, plus lettré aussi, et c’est là finalement sa supériorité, mais dont l’entente tacite avec lui n’a  besoin que d’un regard pour s’exprimer. Ces deux personnages et leur interprétation sont sans doute le meilleur atout du film, ce sont eux qui lui donnent sa profondeur, et c’est certainement le grand mérite de John Woo de les avoir imaginés de la sorte. Ils donnent au film l’équilibre qui aurait pu lui manquer : ce sont les deux piliers autour desquels est construit le film.

 

Celui-ci est en effet remarquablement bien construit, alternant scènes d’action et scènes de réflexion, on pourrait presque dire parfois de méditation. Il faut savoir gré à John Woo d’avoir évité les aspects légendaires de l’histoire, en particulier en ce qui concerne Zhuge Liang : le sien est un personnage beaucoup plus réaliste que dans le roman, quelqu’un qui sait lire le ciel et en déduire les phénomènes météorologiques à venir, plutôt qu’une sorte de mage aux pouvoir surnaturels, capables de changer jusqu’au sens du vent. 

 

Avec « Les trois royaumes », John Woo va désarçonner plus d’un spectateur et en époustoufler beaucoup ; il le fait avec intelligence et brio, un sourire au coin des lèvres, et ce serait vraiment dommage de bouder son plaisir

 

Epilogue

 

Voilà encore un réalisateur de Hong Kong qui débarque avec armes et bagages sur le marché du « continent ». Sans doute faut-il oublier John et mémoriser maintenant son nom chinois : Wu Yusen (吴宇森).

 

 

Notes

(1) C’est une anecdote tellement célèbre qu’elle a donné l’une de ces expressions proverbiales en quatre caractères dont un texte chinois est généralement truffé : "草船借箭" (les bateaux de paille empruntent des flèches, pour exprimer l’idée que quelqu’un utilise la puissance de l’ennemi pour le combattre).

 

(2) Dans le roman, l’arrogance de Zhuge Liang finit par venir à bout de son rival. Zhou Yu rentre chez lui affligé, tombe malade, et, sur son lit de mort, a ces dernières paroles : "既生瑜, 何生亮 ?" (après Yu, pourquoi avoir créé Liang ?).

 

(3) Leur solution a été en fait extrêmement complexe. Le film devait sortir en Chine avant les Jeux olympiques, il était conçu dans le cadre des manifestations d’ego national qui les ont accompagnés. Il n’est sorti qu’après en raison des difficultés rencontrées avant et pendant le tournage, difficultés qui ont pris des dimensions ubuesques. Un exemple :

Outre la défaillance tardive de l’acteur Chow Yun-fat, remplacé par Tony Leung (et franchement, on ne peut que s’en féliciter), le film a dû affronter des difficultés techniques de toutes sortes. Le producteur Terence Chang a expliqué en soupirant qu’ils avaient dû faire appel à des compagnies étrangères pour les effets spéciaux parce que la Chine n’a pas encore l’expertise souhaitée dans ce domaine. Ils ont d’abord contracté une société de Hollywood ; mais leurs procédés auraient coûté tellement cher que le budget aurait explosé. Les producteurs de John Woo se sont alors tournés vers une équipe coréenne ; mais celle-ci avait une expertise très étroite : elle pouvait mettre le feu, mais pas l’éteindre ! Il fallut donc pour cela louer en plus les services du studio August 1st (le studio militaire spécialisé dans les films de guerre, voir article du 27 janvier 2009) …

 

(4) Principaux acteurs :

 

Cao Cao (曹操)                                   Zheng Fengyi (张丰毅)

Sun Quan (孙权)                                Chang Chen (ou Zhang Zhen 张震)

Liu Bei (刘备)                                     You Yong (尤勇)

Zhou Yu (周瑜)                            Tony Leung Chiu-Wai  (梁朝伟)

Zhuge Liang (诸葛亮)                     Takeshi Kaneshiro (金城武)

Zhao Yun (赵云)                               Hu Jun (胡军)

Xiao Qiao (小乔)                               Lin Chiling ((林志玲)

Sun Shangxiang (孙尚香)                Zhao Wei (赵薇)                (soeur de Sun Quan)

 

 

 

 



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P
Their solution was in fact extremely complex. The film was released in China before the Olympics, it was designed in the framework of expressions of national ego that accompanied them.
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