« Les seigneurs de la guerre » de Peter Chan : la lutte pour la survie et les illusions du pouvoir

Publié le par brigitteduzan

« Les seigneurs de la guerre », plus connu sous le titre international « The Warlords », est une vaste fresque aux allures d’épopée sanglante, « martiale et dépressive » pour reprendre les termes de la critique du Monde. Peter Chan (Chen Kexin en chinois : 可辛) nous avait habitués à des récits plus amènes, son dernier film « Perhaps love » étant même une sorte de comédie musicale (voir article du 17 avril 2008) ; « The Warlords » est une partition funèbre.

 

Le contexte

 

L’histoire se passe dans la Chine de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, au moment où la révolte des Taiping ébranle le pouvoir de la dynastie des Qing, déjà passablement affaiblie, et sème la désolation dans les campagnes chinoises. C’est en 1851 qu’un illuminé du nom de Hong Xiuquan (洪秀全), un raté trois fois recalé aux examens impériaux, croyant avoir entendu une voix du ciel et se sentant investi d’un pouvoir divin, entraîne derrière lui des masses paysannes réduites à la misère par la croissance démographique et diverses catastrophes naturelles. Après s’être rendu maîtres de la vallée du Yangzi, les cohortes des Taiping déferlent sur Nanjing qu’ils prennent en 1853 et rebaptisent Tianjing, la capitale céleste. Devant l’ampleur de la rébellion, le gouvernement impérial lève des troupes ; mais le manque de généraux, l’incurie du régime et l’émergence d’autres révoltes au même moment freinent le mouvement de reconquête. La guerre s’enlise, les campagnes sont mises à feu et à sang par des troupes rivales qui pillent et tuent sur leur passage. Dix ans plus tard, la population est réduite à la famine.

 

C’est le moment que Peter Chan a choisi pour commencer son film, et les premières images rendent fort bien la désolation qui règne dans le pays. La caméra parcourt un champ de bataille fumant, jonché de morts ; un survivant parvient à s’extraire d’un tas de cadavres et part en titubant sur la route, s’effondrant quelques instants plus tard. Sauvé par une femme, il est hébergé dans une maison en ruines, où il passe la nuit avec elle. Au matin, la femme a disparu, comme un rêve.

 

Une histoire de fraternité trahie

 

L’homme est le général Pang, général déchu qui a perdu tous ses hommes au combat. Le destin lui fait alors rencontrer un de ces brigands qui écument alors la campagne, Zhao ErHu, secondé par son frère Wuyang ; mais ce sont des bandits par nécessité, des idéalistes intègres qui volent pour nourrir leur village. Ils mènent cependant une existence précaire et dangereuse, soumise au représailles des troupes dévalisées. Pang les convainc donc de rallier l’armée des Qing pour pouvoir disposer de recrues et d’armes afin de lutter contre les Taiping et ramener la paix dans le pays. Ils forment ainsi une alliance en se jurant fidélité : ils deviennent « frères », ce que le film de Chang Cheh sur le même sujet avait appelé « Blood brothers » (1).

 

Il y a là une référence à l’un des romans les plus célèbres de Chine : « Au bord de l’eau » (水浒传Shuǐhǔ zhuàn) (2) qui raconte les péripéties d’une bande de cent huit bandits révoltés contre la corruption du gouvernement et des hauts fonctionnaires de la cour des Song. Ils ont alors formé une sorte de confrérie, une société de frères jurés fondée sur la fidélité envers la parole donnée : la confrérie de Liangshan, qui a valeur de symbole dans la tradition chinoise. Le titre chinois de « Warlords » se réfère d’ailleurs explicitement au serment prononcé pour y entrer et à l’épreuve que l’on devait accomplir pour être accepté : 投名状tóumíngzhuàng.

 

A partir de là, le film suit les pas des trois « frères », de leurs exploits militaires et de l’évolution progressive de leurs relations. Les motivations de Pang se révèlent vite, en effet, différentes de celles des deux autres. L’instinct de survie initial se mue chez lui, au fur et à mesure de ses victoires militaires, en désir de pouvoir, justifié, au départ, par le « bien du peuple ». S’il veut prendre Suzhou, c’est parce que c’est l’étape préalable nécessaire pour pouvoir aller libérer la ville de Nanjing et, tout en sauvant la population civile qui y est enfermée, devenir le sauveur de l’empire. Mais il se prête pour cela à toutes sortes de compromis non seulement avec le gouvernement des Qing, mais aussi avec ses principes initiaux, jusqu’à ordonner froidement la liquidation des quelque 1 500 hommes désarmés qui défendaient Suzhou et auxquels ErHu avait promis la vie sauve en échange de leur reddition (3). C’est le début de la rupture entre les frères, dont les deux autres ont gardé l’idéalisme de départ. Leur sort est désormais inéluctable.

 

Un récit sauvé par l’esthétisme des images et le jeu des acteurs

 

Avec un budget de quarante millions de dollars, Peter Chan avait de quoi se lancer dans une reconstitution historique grandeur nature de grandioses scènes de combat propres à attirer un public accroc des films de kung fu. Ce n’est pas le plus réussi. Les batailles sont sanglantes et mouvementées, certes, mais l’intérêt retombe vite. Heureusement, elles n’occupent qu’une petite partie du film et même les sièges des villes sont traitées de manière allusive. Suzhou est réduite à quelques remparts fumants, et l’attaque préparée est coupée court par la reddition inattendue du chef qui l’occupe. Celle de Nanjing se limite à quelques images suivies de l’entrée victorieuse dans la ville.

 

Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est l’esthétique somptueuse qui rend, dans des couleurs sombres, quasiment dénuées de couleurs, la misère des campagnes et de la population, encore accentuée par la période hivernale choisie pour tourner le film, et tranchant sur le décor fastueux de la cour impériale, mais lui-même synthétisé plus que déployé. Les costumes signés Yee Chung-Man (celui qui a réalisé ceux non moins somptueux du film de Zhang Yimou « Curse of the golden flower ») sont particulièrement réussis, surtout ceux des femmes des villages : réalisés dans des tissus sombres volontairement mal tissés, ils donnent visuellement une impression de poussière et de misère.

 

Dans ce décor d’une tristesse infinie, le jeu des acteurs prend toute sa valeur. Ils ont été judicieusement choisis. Si Takeshi Kaneshiro a un rôle difficile, comme petit frère idéaliste pris entre ses deux aînés et entraîné dans un conflit qui n’est pas le sien, le réalisateur lui a donné celui du témoin qui raconte a posteriori ce qu’il a vécu, et cela donne de la profondeur au récit qui, du coup, évite la linéarité totale. Ses souvenirs sont teintés de l’admiration passionnée qu’il a vouée à Pang, et qu’il transcrit dans un leitmotiv qui revient par trois fois ponctuer le récit, commençant par « il disait…  » : « 他说, 那时死很容易, 活着更难... » (il disait que, à cette époque-là, il était facile de mourir, mais bien plus difficile de vivre ). Ce n’est pas de la grande poésie, mais c’est, dans sa sobriété, remarquablement efficace pour créer l’atmosphère.

 

Andy Lau, dans le rôle de ErHu (二虎, le deuxième tigre), continue sa reconversion dans le genre de films historiques en costumes d’époque (4). Son interprétation est cependant à rapprocher de ses prestations dans les grands classiques de Hong Kong, dans « Internal affairs », par exemple. Il atteint une profondeur émouvante dans certaines séquences. Mais c’est sur Jet Li que tout le film repose, un Jet Li en rupture avec ses rôles habituels de film de kung fu dont les passionnés allaient admirer l’art du combat plus que la profondeur psychologique. Dans « Warlords », il est un superbe combattant dont les prouesses martiales sont cependant à peine esquissées,  pour insister sur les dilemmes intérieurs d’un personnage dont la complexité augmente au cours du film et de l’histoire, de plus en plus partagé entre sa soif de pouvoir et son sentiment de culpabilité envers ses « frères », et muré à la fin dans une sorte d’incommunicabilité.

 

L’une des grandes faiblesses du film est le besoin qu’à ressenti Peter Chan d’une présence féminine aux côtés de son valeureux trio, justifié par l’élément perturbateur supplémentaire qu’elle constitue au sein du groupe, censé renforcer les fils de l’intrigue. Dans ce rôle ingrat, Xu Jinglei (徐静蕾)(5) ne peut que prêter une présence distanciée et un visage lisse, donnant l’impression d’un personnage ballotté par les événements, un simple pion sur l’échiquier dont la vie se résume en une longue attente.

 

Le film est bien plus qu’une rivalité entre deux combattants émérites pour une femme. C’est une réflexion sur la survie en temps de guerre, sur l’attrait du pouvoir et les trahisons jugées nécessaires pour le conquérir ; on peut aussi le lire comme une réflexion sur l’illusion qui consiste à vouloir combattre pour le bien du peuple, ou la méfiance qu’il convient de garder envers les grands discours des sauveurs de l’humanité. 

 

La conquête de la Chine comme « dernière oasis »

 

Le résultat est un film qui a fait courir les foules depuis sa sortie en Chine et à Hong Kong à la fin de décembre 2007.  En deux semaines d'exploitation, les recettes s'élevèrent à plus de 192 millions de yuans (plus de 20 millions d'euros) sur le territoire chinois et à plus de 245 millions de yuans (plus de 26 millions d'euros) dans le reste de l'Asie du Sud-Est, ce qui constitue un record.

 

Par ailleurs, en 2008, le film a obtenu près de treize récompenses et plus d'une quinzaine de nominations lors de diverses remises de prix (Asian Film Awards, Golden Horse awards…) C'est cependant « chez lui », aux Hong Kong Film Awards, que le film a obtenu le plus grand nombre de récompenses : celles du meilleur film, du meilleur réalisateur, de la meilleure photographie, de la meilleure direction artistique, des meilleurs costumes, maquillage et effets spéciaux et du meilleur acteur pour Jet Li.

 

Peter Chan avait déclaré, lors de la sortie de « Perhaps love » , en 2005, qu’il considérait que le cinéma de Hong Kong ne pouvait survivre qu’en se renouvelant  : « Il ne faut pas rester dans l'illusion de l'ancien âge d'or du cinéma de Hong Kong, car ce cinéma n'a plus aucun avenir. .. Je pense qu'il nous faut à présent chercher les moyens de faire perdurer les traditions et l'esprit des anciens titres de gloire de ce cinéma sans chercher à tout prix à faire du "film de Hong Kong" … ».

 

Plus récemment, lors d’une interview donnée à l’occasion du onzième festival du film de Shanghai, en juin 2008, il déclarait : « La réalisation de « Perhaps love » fut pour moi une expérience ; avec « The Warlords », j’avais une idée très claire de ce que je voulais faire : conquérir le marché chinois. Le marché [cinématographique] mondial est en recul continu, car la plupart des gens regardent maintenant les films sur internet ou en DVDs. Mais les gens de ma génération ne travailleront jamais pour ce genre de media. Nous devons donc conquérir le marché chinois : c’est notre "dernière oasis". »

 

Pour cela, dit-il, il ne pouvait plus se contenter de films d’action, il fallait désormais un bon scénario soutenu par d’excellents acteurs. Ce qui semble bien être la définition de « Warlords »…. De manière symptomatique, le film a été tourné en mandarin ; si le scénario laisse quelque peu à désirer, l’expérience semble en voie de réussir.

 

 

(1) « Warlords » n’est pas un remake de “Blood Brothers” ou刺马, le film réalisé par Chang Cheh (张彻)et produit par la Shaw Brothers en 1973 : on retrouve bien, sous des noms différents, les trois mêmes personnages, mais avec des caractères développés différemment ; le personnage joué par Jet Li, en particulier,  est beaucoup plus complexe et profond que le général Ma Xinyi dans « Blood Brothers ».

(2) Le Shuǐhǔ zhuàn est un roman d'aventures tiré de la tradition orale qui fait partie des quatre grands romans classiques de la littérature chinoise, avec l'Histoire des Trois royaumes, le Voyage en Occident et le Rêve dans le Pavillon rouge. Song Jiang, le chef des bandits, est un personnage historique, chef d'une rébellion sous le règne des Song, que l’armée impériale mit des années à vaincre.

(3) Il semble que le film ait pris quelques libertés avec l’histoire. C’est un des principaux dirigeants de l'armée impériale, Zeng Guofan, qui fut chargé en 1853 de lever une armée pour lutter contre les Taiping, qu’on appela l'armée de Xiang ; c’est cette armée qui joua le rôle essentiel dans la reconquête de Nanjing en 1864. Par ailleurs, c’est une troupe organisée par un aventurier américain pour protéger Shanghai qui avait libéré Suzhou l’année d’avant.

(4) Après « A battle of wits » ou 墨攻》(Mò Gōng) de Jacob Cheung, en 2006 : un drame historique situé dans la période des Royaumes combattants.

(5) par ailleurs excellente actrice ainsi que réalisatrice (voir par exemple « Lettre d’une inconnue », article du 21 avril 2008) ; on peut espérer que le cachet de ce film lui permettra d’en tourner un nouveau.



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