« Le rêve dans le pavillon des pivoines », de Xu Ke : un sommet de lart de Mei Lanfang et du film d'opéra
(Panorama du cinéma chinois à Paris projeté à la Cinémathèque le dimanche 7 décembre 2008)
« Le rêve dans le pavillon des pivoines » est extrait du grand classique du théâtre chinois « Le Pavillon des Pivoines » ou Mudan Ting (牡丹亭). La pièce fut écrite en 1598, sous la dynastie des Ming, par le dramaturge Tang Xianzu (汤显祖), mais rarement interprétée car, outre le fait quelle a été longtemps interdite, elle dure près de vingt heures. Cest un monument de la littérature chinoise. Le film de Xu Ke (许珂), quant à lui, met en scène son adaptation en opéra Kunqu, avec Mei Lanfang dans le rôle principal. Il convient donc danalyser les trois uvres successivement.
1. La pièce et son auteur
Lauteur
« Le Pavillon des Pivoines » (牡丹亭)est luvre de Tang Xianzu (汤显祖), né dans le Jiangxi (江西), à Linchuan (临川), en 1550. En 1577, il va à la capitale passer les examens mandarinaux, mais échoue deux fois et devient finalement ce que lon appellerait aujourdhui un ministre sans portefeuille à Nanjing . En 1591, il écrit une première pièce qui attaque la maison impériale et ses hauts fonctionnaires : il est exilé dans des provinces lointaines.
Alors, en 1598, il démissionne et retourne chez lui, à Linchuan où il se consacre désormais à lécriture. Il écrit alors, entre autres, les quatre pièces qui lont rendu célèbre et qui, parce quelles comportent toutes une histoire de rêve, sont regroupées sous le titre « Les quatre rêves de Linchuan » (《临川四梦》), la plus réussie étant certainement « Le Pavillon des Pivoines » (1).
Il meurt en 1616, la même année que William Shakespeare auquel il est souvent comparé : on lappelle le « Shakespeare chinois ». Lhistoire officielle des Ming, publiée au 18ème siècle, lui consacre cependant une notice biographique qui passe ses écrits sous silence, rapportant seulement les attaques tirées de sa correspondance contre les ministres de son époque.
La pièce
Ce ne devait pas être un personnage facile ; ses déboires avec ladministration impériale avaient sans doute contribué à laigrir un peu. Son uvre reflète son caractère, le « Pavillon des Pivoines » en particulier. La pièce entière dure près de 20 heures. Tang Xianzu se souciait comme dune guigne de son public et de ses interprètes : il estimait quacteurs et musiciens devaient avant tout se soumettre à son texte et à ses impératifs. Cest donc une uvre difficile à mettre en scène, qui a rarement été jouée dans sa totalité. Elle est pourtant considérée comme lun des chefs-duvre de la littérature chinoise, une sorte de modèle de lamour parfait, et une oeuvre raffinée avec des poèmes chantés accompagnés à la flûte. On raconte que, vers la fin des Ming, alors que la pièce a été interprétée quelques rares fois dans son intégralité, des femmes sont tombées en pâmoison à la fin de la représentation.
La pièce raconte en effet lhistoire dune jeune femme, Du Liniang (杜丽娘), fille dun haut fonctionnaire des Song du Sud, tombée amoureuse dun jeune homme, Liu Mengmei (柳梦梅), qui lui est apparu en songe alors quelle sétait endormie au cours dune promenade dans le jardin familial.. Condamnée à un amour impossible, elle meurt de tristesse. Mais le juge des enfers, constatant la force de son amour, juge quil était prédestiné et la renvoie sur terre. Son esprit étant apparue à Liu Mengmei, celui-ci la reconnaît et accepte dexhumer son cadavre. Elle revient alors à la vie. Reste à convaincre le père de Du Liniang, fonctionnaire aux idées étroitement confucéennes, qui ne croit pas aux miracles et considère Liu Mengmei comme un pilleur de tombes et un imposteur. Fort heureusement, le jeune homme arrive en tête aux examens impériaux, ce qui vaut aux deux amants la grâce impériale.
Luvre est dabord une allégorie sur le pouvoir des sentiments, ce que les Chinois appellent qíng (情) , une romance intemporelle magnifiant la force de lamour. Mais, plus profondément, cest aussi une allégorie sur le pouvoir du rêve et les troubles nés de lillusion. Les deux jeunes doivent prouver lauthenticité de leur existence et de leur identité, et la réalité de leur amour. Cest une réflexion à connotation un tantinet taoïste sur le vrai et le faux, ou le réel et lillusoire, un jeu sur les limites factices entre le zhēn (真)et le jiǎ (假)(2).
Mais, comme la pièce de Shakespeare « Roméo et Juliette », cest en outre une célébration de lamour comme force capable de sélever contre la rigidité des conventions sociales. La pièce a suscité la controverse dès sa publication par les idées quelle comporte, en particulier sur les femmes et le mariage. A une époque où les femmes devaient adopter une attitude de soumission, lhéroïne de Tang Xianzu est une jeune fille volontaire qui séchappe avec sa bonne pour aller se promener dans le jardin, et préfère mourir plutôt que dabandonner lamour obsessif qui lui est venu en songe, le texte ayant qui plus est des connotations légèrement érotiques. Lhistoire est une attaque contre une société conservatrice où non seulement les mariages arrangés étaient une des bases de lorganisation familiale, et donc sociale, mais où la norme était dictée par un néo-confucianisme de style répressif , connu sous le terme de daxue, qui mettait laccent sur les formes extérieures de comportement social : il fallait vivre « selon le livre ».
Tang Xianzu, comme beaucoup de ses contemporains, emprunte au bouddhisme et au taoïsme des concepts propres à lutter contre lemprise du néo-confucianisme sur lequel sappuyait lempereur pour assurer lordre social. Il nest pas étonnant que la pièce ait longtemps été interdite.
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(1) Les trois autres pièces sont :《紫钗记》(lhistoire de lépingle pourpre), 《南柯记》(le rêve de Nanke) et 《邯郸记》(le rêve de Handan). La première est une histoire damour traitée sous forme de comédie ; lépingle à cheveux dont il est question suscite lamour dun jeune lettré qui finira, après nombre de situations drolatiques, à en épouser la jolie propriétaire. Les deux autres, plus sérieuses, sont la représentation de la vie comme un rêve ou une illusion. On est bien dans le registre des comédies et tragédies de Shakespeare.
(2) Tang Xianzu fait appel au surnaturel pour nouer ses intrigues, ce qui est tout à fait chinois, mais nest pas sans rappeler aussi certains traits des pièces de Shakespeare : par exemple, cest la « déesse des fleurs » (une « fairy », en dautres termes) qui rapproche les deux amants dans « Le pavillon des pivoines » (et ce sont des pétales qui, en tombant, réveillent Du Liniang de son rêve) ; cest un personnage très semblable à celui de Puck dans « Le rêve dune nuit dété »
2. Lopéra
La pièce a donné lieu à de nombreuses adaptations en opéra, mais celui dont il sagit dans le film de Xu Ke est un opéra kunqu (昆曲).
Né au milieu du 16ème siècle à Kunshan, près de Suzhou, dans la province du Jiangsu, le kunqu est lune des plus anciennes forme d'opéra chinois. Donnant la priorité à la peinture de sentiments nobles et élevés, à des histoires damour tragiques, cest aussi sans doute le plus raffiné, tant du point de vue musical que littéraire ; cétait donc le plus apprécié des lettrés.
De manière schématique, le kunqu correspond à une étape de développement de lopéra chinois qui vient parachever les genres précédents : le nanqu (南曲), né sous les Song du Sud au 12ème siècle, mais qui connut un nouvel essor sous les Ming avec un style de pièces nommées chuanqi qui consacrent le style du sud, et le yuanqu (元曲), né un siècle plus tard sous les Yuan, qui comportait, lui, des passages chantés sur des mélodies du nord. Le kunqu est donc la synthèse des deux, en quelque sorte. Il est luvre dun musicien de Kunshan nommé Wei Liangfu auquel un dramaturge confia un jour lune de ses pièces pour en faire un opéra. La pièce eut tellement de succès que Wei Langfu décida dadapter dans le nouveau style quil venait de créer les uvres célèbres de son temps, et en particulier.. « Le pavillon des pivoines ».
Lune des caractéristiques du kunqu est la place prépondérante quy occupent la musique et le chant, celui-ci étant écrit en vers, ce qui confère une grande finesse à lévocation des sentiments des personnages. Le chant fait vraiment partie intégrante de laction, qui est, dans ce style dopéra, essentiellement concentrée sur les rebondissements dune histoire damour, à lexclusion de tout récit picaresque ou violent comme dans lopéra de Pékin qui lui a succédé. Ainsi, dans « Le pavillon des pivoines », le chant domine les trois grands actes au cur du récit : le rêve de Du Liniang, sa maladie et le dialogue de Liu Mengmei avec son portrait. Le reste du livret nest là que pour faire progresser le récit, par les dialogues.
La musique est confiée à un orchestre divisé en trois groupes dinstruments, percussions, vents et cordes, où les percussions sont prédominantes, marquant la mesure, mais aussi ponctuant les voix et les gestes des acteurs pour souligner les sentiments dont les protagonistes sont la proie, anxiété, crainte, colère, tourment ou autres. Linstrument directeur est le bǎngǔ (板鼓)mais les cliquettes pāibǎn (拍板)donnent le son caractéristique qui donne le tempo et marque les temps de respiration dans le chant ou la déclamation. Les instruments à vent accompagnent le chant tandis que les cordes créent lambiance.
Aux 17ème et 18ème siècles, le kunqu était extrêmement populaire. On le considérait alors comme le summum de lart de la scène et on applaudissait aux arias accompagnées des mouvements typiques des longues manches de soie blanche qui forment un spectacle en soi, comme une sorte de calligraphie stylisée. Mais, trop raffiné pour le public ordinaire, ce style dopéra tomba en désuétude au 19ème siècle qui vit le développement de lopéra de Pékin. En fait, cest la révolte des Taiping (1851-1854) qui lui porta un coup décisif. Les troubles que connut alors la Chine entraînèrent la désagrégation des troupes qui ne pouvaient plus circuler dans le pays. Le public et les auteurs se tournèrent ensuite vers une nouvelle forme dopéra qui était à la fois plus facile et plus spectaculaire.
Lopéra kunqu a été interdit comme les autres pendant la Révolution culturelle ; pendant cette période, les chanteurs kun furent envoyés à la campagne, chantant en cachette pour ne pas oublier leurs rôles. Ce nest que dans les années 80 et au début des années 90 quil a commencé une lente renaissance. Au début, il y avait plus dinstrumentistes sur la scène que de spectateurs dans la salle. Comme le caractère 昆 kūn se prononce, au ton près, comme celui qui signifie « somnoler » (困 kùn), les Chinois lappelaient, avec leur humour caractéristique, « lopéra somnolent ». Les livrets étaient difficiles à comprendre, le tempo était lent, cela manquait de mouvement et dacrobaties.
Le 18 mai 2001, il a été classé par l'Unesco comme chef-d'uvre du Patrimoine oral et immatériel de l'Humanité, mais cétait un chef duvre en voie dextinction. Tous les maîtres avaient alors plus de soixante ans, et les quelques écoles qui lenseignaient nattiraient quun faible nombre détudiants. Il a connu cependant un essor remarquable depuis lors. Luvre qui a contribué sans doute le plus à son redémarrage fut justement « Le pavillon des pivoines ». Pour ne citer quun exemple, la semaine dernière (1), lopéra Kunqu de Shanghai fêtait ses trente ans. A cette occasion, létablissement a programmé les quatre uvres de Tang Xianzu regroupées dans le classique « Les quatre rêves de Linchuan », en version kunqu. Pour améliorer la compréhension de ces uvres par le jeune public, lopéra a en outre tenu des conférences et des débats, et des amateurs ont été sélectionnés pour venir chanter leurs airs favoris.
A Paris, lopéra a été donné il y a une dizaine dannées au festival dautomne. On trouve la traduction en français du livret sur le site :
http://www.festival-automne.com/public/ressourc/publicat/1986chin/kuxx025.htm
(1) A partir du 23 décembre 2008.
3. Le film de Xu Ke
« Le rêve dans le pavillon des pivoines » ou《游园惊梦》est tiré dun acte de la pièce « Le Pavillon des Pivoines » (牡丹亭) intitulé 惊梦, cest-à-dire « en se réveillant brusquement dun rêve ». Le film a été tourné en 1959/1960, pendant la grande période de promotion des diverses formes dopéra chinois par le gouvernement de la jeune République populaire (voir article précédent du 24 décembre).
Ce nétait pas Xu Ke (许珂), à lorigine, qui devait tourner le film. Cest un autre réalisateur qui avait été désigné pour le faire, dans le cadre dun projet ambitieux soutenu par le premier ministre Zhou Enlai en personne qui visait à réaliser plusieurs films dopéra avec Mei Lanfang (梅兰芳)ainsi que lautre célèbre spécialiste des rôles de dan de lépoque, Cheng Yanqiu (程砚秋). Or le réalisateur prévu, Wu Zuguang, fut accusé de « droitisme » pendant la campagne anti-droitiste lancée en 1957. « Le rêve dans le pavillon des pivoines » échut donc à Xu Ke, qui présentait toutes les garanties politiques (1).
Le film est porté par linterprétation de Mei Lanfang dans le rôle de Du Liniang, le rôle-type de "guī mén dàn" (闺门旦), cest-à-dire la jeune fille qui nest pas encore mariée (2), associé ici, comme cétait souvent le cas, à Yu Zhenfei (俞振飞) dans le rôle de Liu Mengmei. Il ne faut pas oublier que le film faisait partie dun projet en hommage à lart de Mei Lanfang : le réalisateur sefface devant lartiste, mais tout en soignant le côté visuel, avec costumes et décors aux couleurs somptueuses.
Il faut se rappeler que le rôle de Du Liniang fut le premier rôle que Mei Lanfang interpréta sur la scène après avoir refusé de jouer pendant toute loccupation japonaise (3). Cest le rôle dans lequel il excellait. Cest le summum de son art.
《游园惊梦》est un chef duvre historique au charme légèrement suranné.
(1) Xu Ke (许珂), né en 1912 à Pékin, a commencé sa carrière comme décorateur de théâtre en 1933. En 1934, il part travailler à Shanghai et entre aux studios Lianhua comme chef décorateur. Cest en cette qualité quil participe alors aux grands films qui y sont tournés entre 1934 et 1937, dont « La Divine » (《神女》1934, avec Ruan Lingyu) et « The desert island » (《浪淘沙》1936) de Wu Yonggang (吴永刚)ainsi que « Bloodshed on Wolf Mountain » (《狼山喋血记》) de Fei Mu (费穆).
En 1940, il part pour Yanan et devient professeur à l'Académie Lu Xun* (鲁迅艺术学院,créée par Mao et Zhou Enlai en 1938). Il y monte en particulier « La fille aux cheveux blancs » (《白毛女》).
En 1942, il devient membre du Parti communiste et, en 1946, participe à la fondation du Studio des Films du Nord-Est (东北电影制片厂).Cest lannée suivante quil fait ses premières armes de réalisateur, en tournant un documentaire 《内蒙新闻》(nouvelles de Mongolie intérieure) dont il est aussi le scénariste. Enfin, en 1949, il réalise son premier film, en noir et blanc : 《光芒万丈》, connu sous son titre anglais « Light returns to a city », qui raconte lhistoire dun groupe de travailleurs, dans une petite ville du Nord-Est, qui, sous la conduite du Parti communiste, doivent réparer une centrale endommagée par les Japonais pour redonner la lumière au village.
1957 marque pour lui une autre étape : il entre au Studio des Films de Pékin (北京电影制片厂) où il va tourner le restant de ses films.
A la fin de sa vie, en 1981, il traduit luvre de Constantin Stanislavski « La formation de lacteur » (《演员的道德》) où le fondateur du Théâtre dart de Moscou a exposé les bases théoriques du « système » qui le fera connaître comme pionnier de la pédagogie théâtrale. Il meurt en 1985.
Filmographie :
1964 Jiangan Hebian 《箭杆河边》jiàngǎn hébiān
1960 Rêve dans le Pavillon des Pivoines 《游园惊梦》yóuyuán jīngmèng
1957 The Beautiful Courtesan 《杜十娘》dùshí niáng
1954 Endless Potential 《无穷的潜力》wúqióngde qiánlì
1949 Light Returns to a City (noir et blanc) 《光芒万丈》guāngmáng wànzhàng
(Extrait http://6.cn/watch/4287172.html)
(2) Celle qui, théoriquement, ne doit pas franchir seule la porte de sa chambre, 闺门. Cest donc une jeune fille immature, surveillée par sa mère, du genre huādàn (花旦)ou qīngyī (青衣).
(3) En octobre 1945, à Shanghai.
Nota : pour ceux qui voudraient se consoler de ne pas avoir vu le film, et en labsence actuelle de DVD, il existe un CD audio enregistré par la troupe Lanting de Taiwan qui reprend en deux disques les six actes de la pièce :
Très brefs extraits http://www.amazon.fr/Pavillon-Pivoines-Op%C3%A9ra-Classique-Chinois/dp/B00000AZ04/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=music&qid=1230720530&sr=8-1
NB Il ne faut pas confondre 许珂 xǔkē avec 徐克 xúkè : Tsui Hark .