Petite histoire du cinéma documentaire chinois : du dogme à louverture (3)
3. La révolution du numérique
Lavènement du format "Digital Video", ou DV, en permettant denregistrer des vidéos sur des cassettes en numérique avec une faible compression pour chaque image, puis le transfert direct de la vidéo vers un ordinateur pour léditer a bouleversé le paysage du documentaire et permis, en Chine, le rapide développement du cinéma indépendant (1). Cétait en 1996.
Le nouveau format fut instantanément testé par nombre de cinéastes dans le monde entier, mais devint le sujet dun véritable engouement lorsquil fut adopté par le groupe suédois « Dogme 95 » et en devint le fer de lance. Lorsque le leader du groupe, Lars von Trier, présenta son film « Dancer in the Dark » au festival de Cannes en 2000, et obtint la Palme dOr, cest une véritable fièvre numérique qui sempara du monde du cinéma.
En Chine, cela arrivait à point nommé, à un moment où les autorités venaient de resserrer leur contrôle sur la profession en obligeant les cinéastes à passer par un studio officiel (voir article sur « Le cinéma et lEtat). Pour les documentaristes, qui dépendaient des studios de télévision pour vivre comme pour tourner, cette nouvelle technologie ouvrait aussi de nouveaux horizons. Elle se répandit comme une traîné de poudre, suivant un processus en trois étapes, la dernière voyant, inévitablement, un certain tassement du phénomène.
De 1996 à 2000 : premiers pas
Les premières films en numérique furent, justement, des documentaires : ils firent découvrir des auteurs qui pouvaient désormais séloigner des formats standardisés et assez impersonnels, malgré une certaine évolution, des studios de télévision, pour adopter un style propre, très libre par rapport à ce quon avait connu jusque là, en privilégiant des sujets centrés sur la vie quotidienne des gens ordinaires, surtout des classes défavorisées de la population, les laissés pour compte de la croissance que la caméra numérique permettait de filmer sur le vif.
Deux documentaires sortis en 1999 marquent le tournant du numérique en Chine, consacrant deux jeunes réalisateurs qui nauraient certainement pas pu faire leur film autrement : 《老头》« Old men » de Yang Tianyi (杨天乙) , et 《北京弹匠》« Beijing cotton fluffing artisan » (ou « le confectionneur de duvets ») de Zhu Chuanming (朱传明).
Yang Tianyi est un cas typique de cette nouvelle génération de documentaristes apparus après 1996. Elle navait a priori aucune formation spéciale pour devenir réalisatrice : née en 1972, elle a fait de la danse dans son jeune âge, puis est entrée en 1992 à lAcadémie des arts de lArmée chinoise, mais pour devenir actrice. Elle a dailleurs joué dans le film de Jia Zhangke (贾樟柯)sorti en 2000 :《站台》(« Platform »). A la fin de ses études, en 1995, cest par hasard quelle a commencé à sintéresser à un groupe de personnes âgées qui se rassemblaient tous les jours devant le bâtiment où elle avait loué un appartement. Elle a fini par sacheter une caméra numérique et a passé deux ans avec eux à enregistrer leurs conversations et leurs allées et venues dans la rue, les voyant arriver le matin, repartir chez eux déjeuner et revenir laprès-midi, comme sils allaient au boulot, en un rituel interrompu seulement lhiver, par la neige.
Cest un document fascinant qui a capté sur le vif des moments de la vie de vieux Chinois qui ont maintenant disparu dailleurs primé dans nombre de festivals. On peut le voir sur internet : http://v.ku6.com/special/index_2179565.html
Zhu Chuanming est de la même génération, mais son cas est légèrement différent : né en 1971 dans le Jiangxi, après avoir travaillé pendant cinq ans dans une usine pétrochimique à la fin de ses études, il a ensuite été admis dans le département photo de lAcadémie du film de Pékin ; il a donc, lui, une formation initiale de photographe, et cest dailleurs en cherchant des sujets pour faire des photos alors quil était encore étudiant que lui est venue lidée de son documentaire. Il a utilisé un caméscope de type familial si bien que la qualité de limage laisse un peu à désirer, mais le sujet et la manière dont il est traité sortent de lordinaire.
Zhu Chuanming est tombé, en déambulant dans Pékin, sur un jeune « migrant » venu de la campagne qui gagnait sa vie en récupérant le coton de vieux coussins et de couettes usagées pour le recycler, vivant dans un taudis le long de la route. Le documentaire dépeint sa vie quotidienne, ses frustrations et sa solitude dans la capitale où il na pas damis, et une sorte de résignation dans la pauvreté qui le marginalise. On sent que le réalisateur a été ému par une misère autant morale que physique, et cette émotion perce derrière les images brutes des pâles sourires de son personnage évoquant les souvenirs de sa petite amie ou les conflits familiaux quil a fuis. (2)
Par ailleurs, des documentaristes déjà reconnus se sont alors intéressés au numérique et ont ainsi renouvelé leur style. Cest le cas de Wu Wenguang (吴文光)(3) : son documentaire《江湖》« Jiang Hu : a life on the road », sorti cette même années 1999, fut tourné en Betacam SP.
Le terme très courant en chinois de 江湖 jiānghú, littéralement « rivières et lacs », désigne un monde marginal, en référence à celui des bandits du célèbre roman « Au bord de leau » (《水浒传》Shuǐhǔ zhuàn) ; de là vient lexpression 江湖艺人jiānghú
Le documentaire, outre laspect factuel de la vie au jour le jour de la troupe, aborde en filigrane les problèmes de la Chine en mutation, y compris la corruption ambiante. Il va donc au-delà du simple document numérique filmé sur le tas. Traduisant lexpérience dun réalisateur plus âgé, il représente une sorte de transition vers un genre plus élaboré.
La faible coût du numérique et les vastes possibilités quil offrait entraînèrent un engouement soudain : les étudiants se précipitèrent pour se procurer du matériel, tout le monde se mit à filmer tout et nimporte quoi. Les magazines spécialisés contribuèrent au mouvement. En mai 2001, par exemple, « Art world magazine » ouvrit une rubrique « Image DV », dans laquelle étaient expliqués les rudiments du numérique et étaient invités des spécialistes ainsi que des réalisateurs ; le premier fut dailleurs Wu Wenguang. Les lecteurs étaient des intellectuels et des représentants de la jeune bourgeoisie urbaine émergente. Le numérique devint le mode dexpression de lélite « branchée ».
Cette même année, la station de télévision par satellite Phoenix TV organisa auprès des étudiants un concours universitaire quelle appela « DV New Age ». Les étudiants intéressés recevaient léquipement et largent nécessaires pour réaliser un film. Les uvres sélectionnées furent diffusées sur la chaîne en janvier 2002. Diverses associations de fans du cinéma dans diverses villes organisèrent elles aussi diverses activités, et internet relaya les informations.
Ces années virent se multiplier les documentaires, mais aussi les films tournés en numérique. Cest à partir de ce moment-là que naît la tendance, qui a perduré jusquà aujourdhui, de produire des films hybrides, à cheval sur le documentaire et la fiction ; le numérique a contribué à ce développement. Le chef de file du mouvement a été Jia Zhangke (贾樟柯), dont le film《任逍遥》« Unknown Pleasures », sorti en 2002, a été tourné en numérique (4). Lidée du film lui est venue en réalisant un court documentaire, « In public », présenté en 2001 au festival international de Jeonju, en Corée du Sud, dont le règlement exigeait des cinéastes de tourner en numérique. Le réalisateur a expliqué quil avait dabord seulement eu lintention de filmer des vieilles usines abandonnées, mais il avait été attiré par la présence de jeunes désuvrés dans les rues, et cela lui avait inspiré le film. En raison de contraintes budgétaires, il a tourné celui-ci aussi en numérique, et a ainsi réussi non seulement à commencer le tournage très vite après le documentaire, mais encore à le boucler en dix neuf jours. Le numérique lui a donné une grande liberté de mouvement quil a pleinement utilisée pour rendre celle de ses personnages.
Ceci dit, « Unknown Pleasures », le troisième film du réalisateur de Xiao Wu, est aussi le dernier à être tourné en dehors des studios dEtat, et cest en même temps lapogée de la vague du numérique. Jia Zhangke a expliqué que cette technique présentait quand même des limitations, et quil avait été obligé de couper certaines scènes dont la qualité nétait pas assez bonne. Mais il a conservé lhabitude de coupler ses films avec un documentaire, tourné en général au préalable. Et récemment, « 24 City » est un hybride, mi documentaire, mi fiction.
(1) On dit souvent que cétait au Japon, mais, en fait, linvention fut le fait dun consortium dune cinquantaine de sociétés dont, effectivement, les grands noms de lélectronique japonaise, mais qui comptait aussi, par exemple, Thomson, Apple et IBM.
(2) Zhu Chuanming a tourné ensuite deux autres documentaires dans le même style : « Figurants », en 2002, sur une bande de jeunes qui sappellent eux-mêmes ainsi parce que, venus à Pékin dans lespoir de devenir comédiens, ils se retrouvent à arpenter le bitume en tentant de survivre jusquau lendemain ; et « On the mountain », lannée suivante, primé au festival de Rotterdam 2004, pour lequel il est revenu dans son Jiangxi natal filmer la vie des paysans. Cest une évolution assez caractéristique de ces jeunes documentaristes, de la misère urbaine à la pauvreté paysanne, en général dans leur province dorigine, qui laisse à penser que la seconde est finalement préférable à la première. En tous cas, au niveau du cinéma, elle offre des sujets infiniment plus variés.
(3) Voir article précédent, section « Nouveau documentaire ».
(4) Le directeur de la photo du film, Yu Likwai (余力为), a tourné lui-même un autre film au même endroit, cest-à-dire à Datong (au Shanxi), et lui aussi en numérique : « All Tomorrow's Parties ». Ce qui distingue surtout le film, ce sont les superbes images, qui prouvent la maîtrise du numérique que Yu Likwai avait acquise, en plus de son art de très grand photographe.
A suivre :
Après 2002 et conclusion..