« Nanjing ! Nanjing ! » : un film sur le massacre de Nankin qui sort des sentiers battus

Publié le par brigitteduzan

« Nanjing ! Nanjing ! » ou 南京! 南京!est sorti en Chine ce 22 avril, sous le titre alternatif de « The city of life and death » ; sans doute, le titre chinois posait-il des problèmes de transcription ; les producteurs ont voulu éviter le pinyin, mais c’est quand même la version la plus fidèle à l’original, le titre anglais retenu tirant le film vers la tragédie, ce qui n’est pas le sens profond du film. En effet, ce troisième film de Lu Chuan (陆川)(1)est plus qu’une simple peinture dramatique, comme nous en avons déjà tant vues, des exactions commises en décembre 1937 dans l’ancienne capitale impériale par les troupes d’occupation japonaises.

 

« Nanjing ! Nanjing ! » n’est pas non plus une dénonciation, c’est une réflexion sur cet épisode tragique menée de différents points de vue. C’est un film humaniste dont l’aspect introspectif entraîne une certaine relativisation des événements en cause. Faisant partie des films réalisés dans le cadre de la commémoration du soixantième anniversaire de la fondation de la République populaire (et même des dix films « recommandés » dans ce cadre), il a attiré les foules. Sorti dans plus d'un tiers des salles du pays, le film a engrangé quelque dix millions de dollars les cinq premiers jours. Sur ce seul critère statistique, « Nanjing ! Nanjing ! » arrive en seconde position derrière « Red Cliff » qui en a récolté près de 15 millions en quatre jours.

 

S’il a dans l’ensemble été bien accueilli, il a aussi déchaîné des controverses passionnées, en particulier sur internet, preuve que le sujet est toujours aussi sensible en Chine, mais aussi que le film va au delà des idées reçues.

 

Un film  qui revisite l’histoire

 

Lu Chuan a mis quatre ans à préparer son projet. Ce fut l’un de ceux sélectionnés lors du forum du financement de film de Hong Kong en 2005. Lu Chuan pensait d’abord sortir son film pour l’anniversaire du massacre lui-même, mais il eut beaucoup de mal à réunir le financement. Finalement, le tournage n’a démarré qu’en septembre 2007, et a duré neuf mois. Surtout, le réalisateur s’est battu pendant près d’un an pour obtenir le visa de censure car les relations sino-japonaises étaient alors dans une phase de détente, et les autorités chinoises voulaient éviter tout sujet de dispute.

 

Or, Lu Chuan voulait impérativement que le film sorte en Chine, l’objectif étant de proposer au public chinois une vision différente de celle habituellement proposée dans les films chinois traitant du même sujet : une vision plus humaine et moins manichéenne. Il a dû accepter pas mal de coupures et de compromis, mais finalement le film, produit par le très officiel China Film Group (2), est sorti avec l’approbation des autorités de censure. C’est une bonne chose.

 

En effet, le film aurait perdu beaucoup de son sens s’il n’avait pu être diffusé qu’à l’étranger et dans quelques festivals, car ce que Lu Chuan a voulu montrer, c’est que les soldats japonais n’ont pas tous été les monstres sanguinaires et diaboliques uniformément présentés jusqu’ici, mais aussi que la guerre a des effets déviants sur les comportements. Pendant ses années d’études à Nankin, le futur réalisateur a visité le mémorial aux victimes du massacre, et ce qui l’a frappé, c’est l’aspect froid et didactique sous lequel étaient présentés les faits. Il a donc désiré réaliser sa propre version de l’histoire, en la présentant vue par les différents protagonistes eux-mêmes, l’histoire vue de l’intérieur, en quelque sorte.

 

Le best-seller d’Iris Chang publié en 1997, « Le viol de Nankin », avait déjà fait la lumière sur cet événement en se basant sur des documents d’archives. En effectuant des recherches documentaires lors de la préparation de son film, Lu Chuan, pour sa part, a rencontré un collectionneur chinois qui possédait des carnets intimes de soldats japonais. La lecture de ces notes personnelles, complétées par des rencontres avec des témoins directs des événements, survivants du massacre et soldats japonais, a déterminé la structure du film et sa logique.

 

L’histoire vue de l’intérieur

 

Les événements sont présentés du double point de vue d’un soldat chinois et d’un soldat japonais, auxquels s’ajoutent les principaux personnages qui font partie de la « zone de sécurité internationale » créée par John Rabe, un Allemand qui vivait alors à Nankin et qui, grâce à ses liens avec les Nazis, réussit à convaincre les Japonais qu’il était de leur bord et à organiser cette zone protégée où trouvèrent refuge bon nombre d’habitants de Nankin qui furent ainsi sauvés du massacre ; cela lui vaut d’être comparé à Oscar Schindler et il vient d’ailleurs de faire l’objet d’un film allemand éponyme coproduit par la Huayi Brothers, également sorti en Chine.

 

Outre une institutrice revenue de l’étranger, Jiang Shuyun (云)interprétée par Gao Yuanyuan ()(3), il est entouré de son secrétaire, monsieur Tang (唐先生 ), interprété par Fan Wei (范伟), que l’on connaissait plutôt dans le registre comique, mais qui nous donne ici une composition toute humaine d’un personnage simple, brave père de famille entraîné malgré lui dans le flux des combats.

 

Mais le film tourne surtout autour des deux protagonistes essentiels de l’histoire : les deux soldats. L’un est chinois, il s’appelle Lu Jianxiong (), et il est interprété par Liu Ye()(4). C’est un soldat du Guomingdang. On oublie trop souvent que, en 1937, Nankin était la capitale de la Chine de Chang Kai-chek ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’histoire du massacre a été si longtemps occultée par l’histoire officielle, avant d’être bassement utilisée par le pouvoir à des fins nationalistes pour lutter contre le « révisionnisme » japonais.

 

Son alter ego est le soldat japonais Kadokawa ((角川 en chinois), interprété par Hideo Nakaizumi. Kadokawa est un type simple et sensible qui est tombé amoureux d’une des « filles de réconfort » que le pouvoir japonais leur a procurées, ce qui provoque les moqueries de ses camarades autour de lui. Il n’est pas non plus insensible au charme de l’institutrice Jiang Shuyun. Il apparaît comme un simple instrument du militarisme nippon. Au milieu du carnage ambiant, l’écœurement croissant qu’il ressent le conduit à une remise en question de la guerre, de ses objectifs et surtout de ses moyens.

 

Il est symbolique que les deux meurent : Kadokawa en se suicidant, accablé par sa conscience et comme pour racheter ses fautes, mais aussi Lu Jianxiong qui disparaît en silence, dans l’anonymat. Ce n’était pas prévu au départ dans le scénario, mais Lu Chuan a changé d’opinion : s’il n’y a pas vraiment de méchant dans cette histoire, il n’y a pas non plus de héros, cela n’existe tout simplement pas. Il y a juste des hommes entraînés dans la guerre, malgré eux. Leur mort reflète leur défaite personnelle, qui est celle, en même temps, de la nature humaine dans ces conditions.

 

La controverse

 

C’est le personnage de Kadokawa qui a déclenché les controverses les plus vives. C’est la première fois qu’un soldat japonais est dépeint dans un film chinois sous un jour aussi sympathique. Du coup, le nationalisme toujours latent en Chine s’est exacerbé, certains sont allés jusqu’à menacer le réalisateur de mort sur son blog, d’autres ont demandé s’il était chinois ou japonais…

 

Cependant, Lu Chuan a parcouru les grandes villes de Chine, depuis la sortie de son film, pour expliquer sa démarche et sa logique, soulignant qu’il voulait avant tout susciter une réflexion pour aller au-delà des idées reçues (5).

 

S’il est attaqué, il est aussi défendu par de nombreux intellectuels et historiens, comme Jing Shenghong, professeur d’histoire à l’université normale de Nanjing, spécialiste du massacre de Nankin, qui a publié sur internet une critique, reprise sur divers sites, très favorable au film : « Le réalisateur a eu raison de raconter aussi cette histoire à travers l'œil d'un soldat japonais. Il ne s'agit pas d'améliorer l'image des Japonais, mais de donner à voir une autre réalité sur ces événements. Une partie de l'armée japonaise a eu honte pendant les massacres et a éprouvé de la compassion pour les Chinois .. Le journal de John Rabe ainsi que d'autres témoignages d'Occidentaux le prouvent... »

 

Il est indéniable qu’un tel film représente un grand pas en avant non seulement dans la réflexion sur la guerre, mais aussi dans les relations entre les deux peuples, chinois et japonais. Le film étant sorti avec l’aval des autorités chinoises, on peut le considérer, plus généralement, comme une avancée politique et une ouverture idéologique en Chine. Après tout, c’est grâce à un tel travail de réflexion que la France et l’Allemagne ont réussi à surmonter les traumatismes de leur passé. Il n’y a plus qu’à espérer que le film sorte aussi au Japon, comme le souhaite Lu Chuan...

 

Trailer : Trailer http://www.youtube.com/watch?v=SSbw4jirbz4

 

Notes

(1) Lu Chuan (陆川), né en 1970 au Xinjiang, est entré en 1993 à l’Institut de relations internationales de l’Armée de libération, à Nankin (南京的解放军国际关系学院), dans le département d’anglais, après quoi il a été traducteur pendant deux ans ; puis il est entré à l’Institut du cinéma de Pékin pour faire un doctorat et en est sorti en 1998. Il a réalisé un premier film en 2002, « Missing gun » (寻枪) , qui raconte l’histoire d’un policier, interprété par Jiang Wen (姜文), qui se réveille au lendemain d’une noce bien arrosée sans pouvoir retrouver son arme de service… Mais le film qui a réellement établi sa notoriété est « Kekexili » (可可西里) en 2004. C’est une sorte de western tourné sur le haut plateau tibétain qui dépeint la lutte d’un groupe de villageois organisés en patrouille pour lutter contre une bande de braconniers qui font un trafic d’antilopes dont l’espèce est protégée. Le film a été primé à divers festivals, dont ceux de Taiwan, Tokyo et Berlin. Lu Chuan est certainement l’un des jeunes réalisateurs chinois les plus prometteurs.

(2) Cf l’article sur les studios de production chinois, du 27 janvier 2009.

China Film Group s’est associé, pour produire « Nanjing ! Nanjing ! », au groupe de Hong Kong Media Asia, dont le PDG, Peter Lam, est un ami de Lu Chuan, ainsi qu’au groupe pékinois Stella Megamedia et à Jiangsu Broadcasting. Le budget initial était de 12 millions de dollars, près de 15 si l’on inclut les frais de publicité.

(3) Gao Yuanyuan (), née en 1979, est une actrice « autodidacte » qui a commencé sa carrière cinématographique par un petit rôle dans « Spicy Love Soup » (爱情麻辣烫) de Zhang Yang (张扬)en 1997, et est devenue célèbre en 2000 après une publicité à la télévision pour la menthe « Qing Zui » (清嘴含片). C’est cependant en 2005, avec le rôle de Qing Hong (青红)dans le film de Wang Xiaoshuai (王小帅) « Shanghai Dreams » (《青红》) qu’elle a véritablement affirmé son talent.

(4) Liu Ye (), né en 1978, a commencé à faire parler de lui en 2001 pour son rôle d’homosexuel dans le film de Stanley Kwan « Lan Yu » (蓝宇) ; en 2002, il a gagné une reconnaissance internationale avec son interprétation de Ma Jianling, le violoniste du film de Dai Sijie (戴思杰) « Balzac et la petite tailleuse chinoise » (巴尔扎克与小裁缝) . Depuis lors, il a joué en particulier avec Zhang Yimou (dans « Curse of the golden flower ») et avec John Woo (dans « Blood brothers »).

(5) Voir ses déclarations l’une de ses conférences de presse lors de la sortie du film : http://www.youtube.com/watch?v=NCwRbNg_XU4&feature=related

 

*

 

« Nanjing ! Nanjing ! » est un film novateur sur un sujet qui a été traité à de multiple reprises dans le passé, et sur lequel on attend prochainement trois nouveaux long métrages au moins, qui reprennent tous peu ou prou la même histoire.

Les trois prochains articles feront le point sur les films chinois réalisés ou en cours de réalisation sur le sujet.



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