« Crossing the mountain » de Yang Rui à Créteil : une découverte !

Publié le par brigitteduzan

« Crossing the mountain » (翻山》) arrivait avec une réputation de film difficile et controversé, suscitant des réactions des plus diverses : bref un film qu’il fallait voir pour en avoir le cœur net, même en traversant tout Paris pour cela.

 

On peut maintenant le dire : « Crossing the mountain » vaut largement le déplacement.

 

Une narration savamment déconstruite

 

Le film se présente comme une série de séquences apparemment sans grand rapport entre elles. Des soldats apparaissent peu à peu des profondeurs d’un taillis et passent, fusil en main ; un homme avance en lisière de forêt les yeux bandés, à la recherche, semble-t-il, d’une jeune fille qui se cache ; on les retrouve un peu plus loin dans une pièce, en train de regarder sur un écran de télévision une émission dont l’image et le son sont brouillés ; dans un village, des hommes sont en train de castrer un porc…

 

Le film est tourné en dialecte wa chez les wa, une minorité nationale à la frontière birmane. On finit par se laisser bercer par les images d’une nature somptueuse, et par une langue énigmatique qui agit pour créer une atmosphère et non pour véhiculer un sens ou un message. Les plans sont longs et lents, comme dans la vie de ces gens coupés du monde : la caméra reste comme tapie longtemps, à l’affût d’un geste ou d’un mouvement, et finalement apparaît un homme qui passe, une ombre qui se détache d’une futaie…

 

Et puis, voilà une vieille femme qui raconte, immobile devant la caméra : que, dans le temps, on faisait des sacrifices humains pour avoir de bonnes récoltes, qu’on choisissait des têtes d’hommes différentes selon les cultures, et que son mari avait ainsi perdu la sienne, sacrifié par un village voisin pour assurer une bonne récolte de riz… Un peu plus loin, un jeu de cartes prend des allures de séance de chamanisme, et l’explosion d’une mine semble l’expression du courroux d’un esprit…

 

Le film agit ainsi par touches subtiles, pour suggérer une atmosphère de monde ancien, en marge de la modernité, où même la télévision ne parvient pas, et où subsistent dans les esprits les souvenirs de vieilles croyances chamaniques et de sacrifices rituels, mêlés à ceux d’une guerre récente aussi floue que le reste. On a l’impression de gens qui vivent avec les fantômes du passé, matérialisés par ces crânes trouvés sur un tas de pierres.

 

C’est cela la grande réussite du film ; quant à l’histoire elle-même, quelle qu’elle soit, elle est peu importante en regard. Il paraît que le scénario, à l’origine, était une histoire d’amour doublée d’une intrigue policière. Mais Yang Rui a finalement choisi une autre optique que de raconter de manière conventionnelle un récit linéaire.

 

Abandon progressif de la ligne narrative après le tournage

 

Yang Rui (杨蕊) a abandonné la ligne narrative initialement prévue une fois le film tourné, en le montant. La première chose que l’on voit dans le film est une phrase qui dit : « Cette vérité vient du dedans de moi ». La réalisatrice nous la transmet comme elle la ressent, et c’est à nous de la rétablir, en nous-mêmes aussi. De la même manière, dans le film, les deux jeunes gens qui regardent leur vidéo à la télévision ne voient qu’une image brouillée et un son inaudible, mais le garçon explique qu’il a déjà chanté cette chanson de nombreuses fois : il l’entend quand même…

 

On a l’impression d’images qui subsistent à l’état de traces dans l’esprit de la narratrice et qui, presque malgré elle, remontent épisodiquement dans le flou du souvenir. Le film est ainsi construit sur des associations visuelles et verbales très subtiles, une explication amenant les images qui correspondent, et les sons passant d’une séquence à une autre en leur servant de lien.

 

C’est d’ailleurs la bande son qui est sans doute l’élément le plus intéressant et le plus important du film.

 

Communication par le son et non par l’image

 

C’est là que Yang Rui a fait un travail profond, que l’on peut qualifier d’avant-garde. Elle a travaillé six mois avec son équipe pour améliorer la bande son. Le film tel que nous le voyons est le résultat d’un 72ème montage. C’est celui du 40ème montage qui a été montré au festival de Berlin ; le film avait encore une histoire qui se suivait. Mais, à force de le regarder, Yang Rui s’en est lassée, et elle a décidé de le reprendre.

 

Et elle l’a repris en se posant la question : pourquoi faut-il qu’un film raconte une histoire ? Après tout, dans la vie, il n’y a pas de narration évidente : il ne « se passe » rien, ou plutôt tout se passe sous la surface des choses. La vie réelle est calme et lisse, c’est cela qu’a voulu représenter Yang Rui, et elle a pour cela donné toute son importance au son : son de ce qu’on entend autour de soi, et en soi.

 

C’est pour cela qu’il y a de longs passages sans sous-titres : les images et les sons sont là pour transmettre cette idée de la vie qui passe, sans drame, sans effusion. Les sons, et les voix, transmettent en même temps une ambiance empreinte d’un sentiment cérémoniel, une atmosphère grave qui transforme une partie de cartes en séance de spiritisme sur laquelle semblent planer des esprits.

 

Le tournage et la production ont pris quatre ans, quatre années difficiles pendant lesquelles il a fallu régulièrement renflouer les caisses : Yang Rui a du courage et de la détermination. Mais le résultat est un ovni cinématographique qui n’a pas fini de faire couler encre et salive. Pour le plus grand bien du cinéma, et du cinéma chinois en particulier.

 

Un mot sur la réalisatrice

 

Yang Rui est sortie en 2005 de l’Académie du cinéma de Pékin et n’avait tourné que des documentaires jusqu’ici.

 

Pour « The Bimo Records » (《毕摩纪》), achevé en 2006 et remarqué dans les grands festivals comme Locarno, Pusan, Hong Kong, etc… , elle a obtenu en 2008 le prix du meilleur documentaire au festival du film étudiant de Chine, Hong Kong et Taiwan (2008中港台三地大学生电影节最佳纪录片) .

 

Mais elle est aussi l’auteur de films sur l’art du théâtre : en 2006  « La maison de thé » (《茶馆》),  en 2007 « La plaine du cerf blanc » (《白鹿原》), pièce adaptée du roman de Chen Zhongshi (陈忠实), et, en 2010,  la pièce d’Ibsen « L’architecte » (《建筑大师》), dans une nouvelle mise en scène de Lin Zhaohua (林兆).



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